OPINION: Pourquoi Donald Trump veut-il s’emparer du Groenland ?

( Frédéric Lasserre) – Lorsque le président élu Donald Trump a relancé l’idée d’acheter le Groenland, en décembre 2024, après une première évocation en 2019, la plupart des critiques ont considéré cette idée comme une autre de ses propositions excentriques. Cependant, l’histoire révèle que l’intérêt des États-Unis pour le Groenland est loin d’être nouveau – il s’agit d’une stratégie qui remonte à plus d’un siècle. Donald Trump assure qu’il y va de la sécurité nationale des États-Unis. Mais quel est donc le ressort de cet intérêt américain pour le Groenland ?

Un intérêt ancien

Déjà en 1868, juste après avoir acquis l’Alaska aux Russes, Washington avait envisagé d’acheter l’île au Danemark. La presse de l’époque suggère que les négociations avec le Danemark pour un achat de 5,5 millions $ étaient presque terminées. Cependant, aucune transaction n’a été formalisée.

En 1910, l’acquisition du Groenland a été discutée auprès du gouvernement américain par l’ambassadeur des États-Unis au Danemark, Maurice Francis Egan. Les États-Unis auraient échangé les îles Mindanao et Palawan aux Philippines, alors possession américaine, contre le Groenland et les Antilles danoises ; le Danemark pourrait ensuite échanger Mindanao et Palawan à l’Allemagne contre le Schleswig septentrional, annexé par la Prusse en 1864. Il semble que ce projet n’ait pas été acheminé auprès du gouvernement danois.

En 1946, le président démocrate Harry Truman a proposé 100 millions $ au Danemark pour acquérir l’île. Les autorités militaires faisaient valoir que des bases américaines au Groenland permettaient de contrer des attaques de bombardiers soviétiques. L’une des solutions envisagées était que les États-Unis échangent des terres du district de Point Barrow, en Alaska, contre les parties du Groenland ayant une valeur militaire. Dans le cadre de ce plan, les Danois auraient reçu les droits sur le pétrole potentiellement découvert avec l’obligation de le vendre aux États-Unis. Près de 80 ans plus tard, Marc Thiessen, directeur de la rédaction des discours à la Maison-Blanche (2007–2009) continue de croire que le Danemark a fait ce jour-là une erreur. « En 1967, la découverte de pétrole la plus riche de l’histoire des États-Unis a eu lieu dans la région de Point Barrow. Mauvaise décision, Danemark ! Triste ! », écrivait-il en 2019, faisant peu de cas des souhaits des populations directement concernées, à savoir les Inuits du Groenland et de l’Alaska.

Un projet relancé par le président Trump

L’intérêt de Donald Trump pour l’acquisition du Groenland a été rendu public en août 2019. Le refus du gouvernement groenlandais et de la première ministre danoise, Mette Frederiksen, a à l’époque poussé Donald Trump à retarder sa visite au Danemark, entraînant un incident diplomatique entre les deux pays. L’accueil des autorités danoises et groenlandaises face à la proposition d’achat de 2024 n’est pas meilleur.

Après la guerre froide, Washington s’était détourné de cette région, devenant ce que le chercheur Rob Huebert avait qualifié de « puissance arctique à contrecœur » (reluctant Arctic power). La stratégie du Pentagone de 2019 constitue un revirement majeur : elle présente clairement cette zone comme le cadre d’une nouvelle compétition entre les États-Unis, les Russes et les Chinois. Les États-Unis s’intéressent de nouveau à l’Arctique, non pas parce qu’il présente un intérêt en soi ou parce qu’une partie du territoire américain se trouve en Arctique, mais parce que l’intérêt de la Russie et, surtout, de la Chine pour cette région pourrait constituer une menace pour l’arrière-cour des États-Unis.

C’est dans ce cadre stratégique d’un intérêt militaire renouvelé pour l’Arctique, après des décennies de désintérêt, qu’il faut situer les propositions de Donald Trump. Cependant, les motifs évoqués pour justifier le projet de rachat du Groenland par le président désigné, à la veille de son 2e mandat, demeurent très flous.

Renforcer la sécurité militaire, mais face à quelle menace ?

Certains analystes estiment que les propos du futur président visent à adopter une rhétorique plus agressive et directe, à l’instar de la stratégie musclée adoptée par Moscou. Trump s’embarrasserait encore moins de diplomatie, non pas pour obtenir tout ce qu’il demande, mais pour bousculer, intimider, établir un rapport de force. C’est une hypothèse.

La plupart des analystes s’en tiennent à des objectifs liés à la sécurité des États-Unis, puisque telle est l’affirmation de M. Trump: « for purposes of National Security and Freedom throughout the World, the United States of America feels that the ownership and control of Greenland is an absolute necessity.”.

Walter Berbrick, du Naval War College, avait déclaré en 2019 : « Celui qui tiendra le Groenland tiendra l’Arctique. C’est l’emplacement stratégique le plus important de l’Arctique et peut-être du monde ». Cependant, aucune analyse ne venait étayer cette déclaration aux accents inspirés du modèle contestable d’Halford Mackinder du heartland [1] – tout en contredisant ce modèle datant de 1904 qui place le cœur du monde en Sibérie continentale.

De manière plus spécifique, plusieurs analyses de la presse américaine font état d’enjeux de sécurité liés au développement de la Route maritime du Nord le long des côtes sibériennes et de la coopération sino-russe dans l’Arctique.

Dans cette optique, les États-Unis et leurs alliés auraient intérêt à ce que ces voies maritimes arctiques ne tombent pas sous le contrôle de la Russie ou de la Chine. L’achat du Groenland aiderait les États-Unis à sécuriser ces voies de passage stratégiques.

Cependant, on ne voit pas bien en quoi une souveraineté américaine sur le Groenland changerait réellement les capacités de surveillance. Le Groenland n’est pas proche des côtes sibériennes, une carte en projection polaire souligne même qu’il s’agit de terres arctiques éloignées de la Sibérie. La pointe nord du Groenland se situe à 1 800 km de Mourmansk ou de la péninsule de Taïmyr, alors que l’Alaska est toute proche. De plus, les États-Unis disposent déjà d’une grande base militaire dans le nord-ouest du Groenland, la base de Pituffik, que le gouvernement groenlandais n’a pas remise en cause. La flotte russe voit déjà ses mouvements très contrôlés à travers les réseaux d’écoute de sonars passifs de la ligne GIUK (Greenland-Iceland-United Kingdom), mise en place pendant la Guerre froide pour surveiller les infiltrations de sous-marins nucléaires soviétiques dans l’Atlantique Nord depuis leur bastion de Severomorsk près de la mer de Barents, lui-même très surveillé à travers des patrouilles de nombreux sous-marins d’attaque (SNA) de l’OTAN. Le nombre de sous-marins nucléaires russes s’est effondré depuis la chute de l’URSS en 1991, passant de 65 SNA à 16 en 2024, et de 60 sous-marins à missiles balistiques nucléaires (SNLE) à 14 en 2024. La flotte russe arctique n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était en 1991.

Enfin, le trafic de transit commercial par la route maritime du Nord demeure très limité, avec seulement 97 transits en 2024, essentiellement des navires russes et ne comprenant que 14 voyages de navires chinois. Pour mémoire, le transit par le canal de Suez était de 26 434 navires en 2023 (avant la crise des houthis) et de 14 080 par Panama.

Pour mieux contrôler une éventuelle entrée de bâtiments militaires chinois en zone arctique, possible depuis le rapprochement politique sino-russe accéléré depuis 2022 et le développement d’une coopération entre marines et garde-côtières chinoises et russes en Arctique, le détroit de Béring fait bien davantage de sens pour les États-Unis, car plusieurs bases militaires américaines en Alaska permettent de contrôler l’accès au détroit, verrou de l’océan Arctique sur le Pacifique.

Si Trump parle ainsi de renforcer la sécurité militaire, on ne voit guère en quoi un Groenland américain viendrait substantiellement renforcer cette sécurité de manière substantiellement plus efficace que les leviers déjà existants. Par ailleurs, la sécurité en Arctique ne semble menacée ni par la flotte militaire russe, ni par un trafic maritime de transit encore embryonnaire le long de la Route maritime du Nord.

La crainte de l’ombre de la Chine

De plus, en 2019 plusieurs entreprises chinoises avaient manifesté un intérêt pour la modernisation d’aéroports au Groenland, avant que Copenhague n’intervienne en écartant ces entreprises. Deux ans plus tôt, on rapporte que le premier ministre danois de l’époque serait intervenu pour bloquer le rachat de l’ancienne base navale danoise de Grønnedal par la minière chinoise General Nice. Et il est vrai que quelques compagnies minières chinoises œuvraient au Groenland, General Nice jusqu’en 2021, et Greenland Minerals dans le gisement de terres rares de Kvanefjeld, présenté comme le 2e gisement mondial de terres rares et du 6e gisement d’uranium, mais bloqué par le gouvernement groenlandais en 2023 pour des raisons environnementales.

L’ampleur de ce gisement dans ces secteurs stratégiques a accrédité l’idée d’un Groenland riche en ressources qui pourraient tomber sous le contrôle de compagnies chinoises. Riche en ressources minérales, le Groenland l’est probablement, tout comme l’Arctique canadien par ailleurs. Mais le territoire est ouvert à toutes les entreprises, y compris américaines, car, précisément, le gouvernement autonome cherche à valoriser son potentiel économique pour pouvoir atteindre l’indépendance. Quant aux ressources en gaz et pétrole, souvent présentées comme considérables, c’est totalement erroné : les compagnies pétrolières qui ont mené des campagnes d’exploration de 2011 à 2020 sont parties les mains vides et, à son grand regret, le gouvernement a fermé les permis d’exploration dans les eaux groenlandaises, prenant acte de l’absence de découverte de gisement exploitable.

La principale préoccupation de l’administration Trump serait d’empêcher que l’influence de la Chine ne s’y développe. Il s’agirait d’empêcher que la Chine n’acquière des gisements minéraux stratégiques ou ne développe une importante influence économique et, craint-on, politique dans un territoire possiblement en route vers l’indépendance, selon les critères définis dans l’accord avec Copenhague en 2009. Le Groenland a certes encouragé les investissements chinois dans l’île, pas par tropisme prochinois, mais parce qu’il y voyait un levier pour appuyer le développement économique du territoire, prérequis pour atteindre l’indépendance.

Un Groenland indépendant de 57 000 habitants, potentiellement faible, serait aux yeux de Washington une proie tentante pour la Chine. On est cependant dans des scénarios de politique fiction, sachant qu’en sus, la meilleure façon de contrer l’influence chinoise serait précisément d’appuyer politiquement et économiquement un Groenland indépendant – sans nécessairement priver sa population de sa libre autodétermination, un principe politique pourtant cher aux yeux des pères fondateurs de l’indépendance américaine.

 

[1] Avec sa maxime « Qui contrôle le Heartland… contrôle le monde », Mackinder est devenu un théoricien célèbre de la géopolitique matérialiste, pourtant ses idées, inspirées de la rivalité russo-britannique de l’époque, ne reposent sur aucune démonstration.

Article rédigé par:

Frédéric Lasserre

Professeur au Département de géographie de l’Université Laval

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