Depuis la nuit des temps, l’homme a su ritualiser la mort pour marquer ce grand saut vers l’inconnu, que la religion poétisait en lui donnant une signification métaphysique. On me pardonnera de citer Lamartine: «L’âme humaine a besoin de surnaturel. La raison seule ne suffit pas à expliquer sa triste condition ici-bas. Il lui faut du merveilleux et des mystères. Les mystères sont l’ombre portée de l’infini sur l’esprit humain. Ils prouvent l’infini sans l’expliquer».
La religion catholique, chez nous, a accompagné pendant plusieurs siècles les hommes vers leur dernier repos. Il y avait les funérailles, il y avait une messe, et c’est ainsi, dans un contexte un peu solennel, que les vivants laissaient partir les victimes de la grande faucheuse. Devant la mort, on récitait un Notre Père et un Je vous salue Marie, comme on l’avait toujours fait. On s’agenouillait et on priait, en espérant se retrouver dans un autre monde.
La mort n’était pas qu’un grand saut dans le vide: il y avait une manière de mourir, et même, de bien mourir. La mort était toujours aussi cruelle, mais les rituels immémoriaux parvenaient néanmoins à y déceler une part de beauté: l’homme, en quittant ce monde, laisse un souvenir à ses proches qu’ils auront le devoir d’entretenir et de transmettre. D’une génération à l’autre, le souvenir s’estompe. Il suffit de marcher dans nos cimetières pour rencontrer une armée d’oubliés.
Pourtant, de temps en temps, une pierre tombale est fleurie. On ne peut qu’être ému. On l’est encore plus lorsqu’il s’agit d’une très vieille tombe: ainsi, cette vieille dame morte il y a 90 ans dans un village du Québec profond suscite encore quelque tendresse chez certains de ses descendants. Ainsi, ce jeune homme mort à la guerre dans la première moitié du dernier siècle trouve encore un frère ou une sœur pour rappeler que son passage sur terre n’a pas été vain.
Mais la barbarie moderne aura peut-être raison de ces rituels funéraires qui pouvaient apaiser l’âme de ceux qui restent. Il suffit de voir un de ses proches mourir et de participer à la préparation des funérailles pour comprendre qu’il y a quelque chose de déréglé en notre monde. L’heure est venue du bricolage funéraire, des funérailles à la carte, des paroles creuses, des prières post-religieuses reformatées par on ne sait quelle firme publicitaire.
L’heure est venue d’un monde où on ne sait plus mourir, et où on ne sait plus trop comment pleurer les mourants. On a déritualisé l’existence, de la première à la dernière étape. On a voulu arracher l’homme à ses traditions pour le libérer du passé et le délivrer du poids des vieilleries. L’homme a voulu s’arracher au mystère des derniers jours pour se fabriquer un rituel en carton-pâte.
Mais devant le cercueil de son père, de sa mère, de son fils, de son frère, de sa sœur, de son ami, il se sent impuissant, et n’a plus les mots qu’il faut pour rendre au disparu l’hommage qu’il mérite. Les mots qu’offraient pourtant nos vieilles et belles prières, que nous désirons pourtant réciter même quand nous ne croyons plus vraiment à la religion à laquelle elles réfèrent. Les mots qu’on trouvait dans le Notre Père.