Les faits alternatifs véhiculés par le président Donald Trump relancent avec virulence le débat sur la gestion de l’offre au Canada. Plusieurs de ses défenseurs déplorent la polarisation des discours des dirigeants politiques nationaux et provinciaux et le dangereux jeu de pocker que ceux-ci jouent sur le dos des producteurs laitiers du Québec.
Depuis le 19 avril, Donald Trump ne se gêne pas pour ajouter une couche de mots forts, prétendant défendre bec et ongles les producteurs laitiers du Wisconsin. Après avoir parlé de « choses injustes, vraiment injustes », et « de massacre », il a relevé d’un cran son barouf en déclarant que le Canada devrait avoir « honte » de ce qu’il fait aux producteurs laitiers des États-Unis.
Pas un mot toutefois sur une réalité bien claire : la balance commerciale de l’ALENA est favorable aux Américains, dans une proportion de 5 pour 1, tel que l’écrivait l’ambassadeur du Canada à Washington, David MacNaughton, aux gouverneurs des États du Wisconsin et de New York.. « Le Canada n'a pris aucune mesure pour limiter les importations américaines. En fait, l'industrie canadienne est moins protectionniste que celle des États-Unis », déclare-t-il avec aplomb.
Donald Trump ferme les yeux sur le fait que tous les producteurs de lait américains, dont la Californie et le Wisconsin sont les champions, produisent beaucoup plus que la consommation nationale de tout genre de produits laitiers. Et que ce lait excédentaire entre en concurrence directe avec les excédents produits par les Européens, Australiens et Néo-Zélandais pour trouver une place à prix de dumping sur les marchés mondiaux. Jusqu’à la création de la classe de lait 7, le Canada était leur déversoir préféré.
Une défense du bout des lèvres
Ils sont nombreux les observateurs et défenseurs de la gestion de l’offre à déplorer des propos tenus par les représentants politiques canadiens, québécois et syndicaux.
« Les propos de M. Trump sont inquiétants, mais la mollesse dont fait preuve le gouvernement canadien jusqu’ici dans le dossier du lait diafiltré l’est encore plus. Car, qu’il soit canadien ou américain, le lait diafiltré à bas prix menace l’agriculture québécoise », estime Simon Bégin, porte-parole de l’Institut Jean-Garon et coauteur du livre « Une crise agricole au Québec ».
Simon Bégin constate que l’inaction du Fédéral dans le dossier du lait diafiltré a poussé les producteurs de l’Ontario à négocier la nouvelle classe de lait 7, lequel permet dorénavant aux grands transformateurs canadiens d’acheter le lait produit sous gestion de l’offre au prix de dumping pratiqué par les Américains. Cette décision désespérée est, à son avis, un des meilleurs outils pour détruire la gestion de l’offre, puisqu’elle contrevient ainsi à un de ses principes de base, consistant à garantir aux producteurs un prix qui couvre leur coût de production.
« Ça confirme ce que nous disons depuis deux ans. La plus grande menace sur la gestion de l’offre provient de l’intérieur du pays. Le lait diafiltré a été une création des transformateurs qui sont en guerre contre les prix payés aux producteurs. Actuellement, on fait comme si personne ne savait qu’il se vendait des centaines de millions de litres de lait diafiltré au Canada », ajoute Yan Turmine, agronome et propriétaire de Bélisle Solution Nutrition.
Qui y gagne ?
Dans une entrevue accordée au Dairy Reporter.com, Andrew M. Novakovi?, professeur d'économie agricole à la Dyson School of Applied Economics and Management de l'Université Cornell, dans l’État de New York, reconnaît que les Américains ont su profiter de lacunes dans l’entente signée dans le cadre de l’Accord le libre-échange nord-américain (ALENA) en 1987. « Les fabricants américains ont découvert qu'ils pouvaient vendre de l'ultrafiltration, ou du lait d'UF aux fromagers canadiens à travers une échappatoire. Les mesures mises en œuvre par le Canada avec le lait de classe 7 ont pour effet direct de mettre un terme à ces ententes avec des compagnies américaines. »
Selon Pierre Nadeau, « Tâcher de briser la gestion de l’offre pour regagner ce marché au Wisconsin est une mauvaise solution qui pourrait se retourner contre ces producteurs. À court terme, les Américains gagneraient peut-être, mais à long terme qui sait ce que l’avenir leur réservera. Sans gestion de l’offre, le Canada pourrait faire ce qu’il a réussi dans le domaine du fromage au Québec, c’est-à-dire, importer le savoir-faire et se tailler un beau marché à la longue. »
Joutes politiques
Or, il semble bien que la gestion de l’offre deviendra le bouc émissaire de plusieurs joutes politiques à venir, tant américaines que canadiennes. Du côté des États-Unis, aux prises avec un Congrès qui ne lui fait pas confiance d’emblée, le président Trump chercherait-il à amadouer les parlementaires pour faire avancer d’autres dossiers ?
« Il est clair que Donald Trump achète la paix avec son congrès, en particulier avec le Président de la Chambre, Paul Ryan, élu du Wisconsin et farouche opposant à la gestion de l'offre », analyse le fromager Denis Cottin qui fréquente des négociateurs agroalimentaires américains.
Si au Canada, le candidat à la chefferie conservatrice Maxime Bernier trouve légitime de brader la gestion de l’offre contre le bois d’œuvre, il faut savoir qu’il peut aussi compter sur l’appui de plusieurs élus et commentateurs de l’Alberta et de la Saskatchewan, qui reprochent au Fédéral de préférer défendre les intérêts de groupes de pression agricoles plutôt que l’ensemble des consommateurs.
Dans un éditorial, le columniste Don Braid de Postmedia, écrit que « le Premier ministre de la Saskatchewan, Brad Wall, comme Bernier, considère avantageux de réduire fortement le prix du lait, des œufs et du fromage. Ce serait une aubaine pour les Canadiens et ça donnerait au Canada un levier dans le conflit du bois d'oeuvre. »
Pour sa part, Agropur, qui détient 11 usines aux États-Unis, dont cinq, au Wisconsin, n’entend pas tirer profit de ce braquage politique américain contre la gestion de l’offre au Canada.
« Il y a beaucoup de bruit autour de la question, mais on ne sait pas quelles sont les demandes du gouvernement américain, rien n’est clair sur ce qu’ils recherchent. Notre position demeure. Nous offrons notre collaboration au gouvernement du Canada pour défendre la gestion de l’offre. On ne veut pas que celle-ci soit une monnaie d’échange pour quoi que ce soit d’autre dans l’ALENA », a commenté Dominique Benoît, le vice-président principal, Affaires institutionnelles et Communications.
Faire évoluer le débat
Le dirigeant d’Agropur est confiant que le débat va évoluer, malgré les sorties intempestives de commentateurs et économistes qui martèlent que les consommateurs paient trop cher pour leurs produits laitiers fabriqués au Canada.
L’Institut Jean-Garon appelle également à plus de profondeur dans les discours: « La gestion de l’offre doit faire l’objet d’un grand effort de recherche, de sensibilisation et de vulgarisation auprès des consommateurs, tellement le sujet est complexe et les positions pour ou contre antagonistes. (…) Plusieurs questions sont actuellement sans réponse et mériteraient d’être explorées », poursuit Simon Bégin.
Sur les photos: Simon Bégin, Yan Turmine et Denis Cottin.