Par Margaret Zafiriou – ICPA/CAPI
En conduisant dans la campagne canadienne à cette époque de l’année, il n’est pas difficile de manquer les agriculteurs qui terminent les récoltes d’automne avant que la neige ne tombe. En général, nous ne pensons pas beaucoup aux risques et aux incertitudes auxquels ils sont confrontés alors qu’ils s’efforcent de produire des aliments salubres et de haute qualité pour les Canadiens et le monde entier.
Il est clair que les agriculteurs et les éleveurs canadiens font face à des risques que la plupart d’entre nous réduiraient à néant, qu’il s’agisse de phénomènes météorologiques extrêmes, de la grêle et de la sécheresse qui peuvent faire ou défaire les résultats d’une saison, de la volatilité des marchés des produits de base et des taux de change, des paiements d’intérêts sur la dette, de l’impact des guerres et des différends commerciaux, des pénuries de main-d’œuvre, ou encore des investissements de millions de dollars dans la machinerie agricole et les terres nécessaires pour rester compétitif. C’est à se demander comment ils peuvent dormir la nuit ! L’accent mis récemment par Gestion agricole du Canada et d’autres organismes sur les programmes qui traitent des problèmes de santé mentale des agriculteurs témoigne des difficultés auxquelles ils sont confrontés.
En plus de tout cela, on rappelle constamment aux agriculteurs et aux éleveurs à quel point leurs décisions de production sont néfastes pour l’environnement. Les manchettes des médias sociaux font état de la nocivité des émissions de méthane produites par leur bétail, du lessivage dans les cours d’eau et dans l’air de l’azote provenant du fumier et des engrais, et de la dégradation des sols causée par leurs pratiques de travail du sol et leurs décisions en matière de culture.
Cependant, de nombreux agriculteurs soutiendraient qu’ils se sont déjà engagés à être des intendants de la terre, comprenant mieux que quiconque l’impact des mauvaises pratiques agricoles sur la durabilité future de leurs terres agricoles. Ils veulent naturellement s’assurer qu’il y aura un avenir pour leurs enfants et leurs petits-enfants.
Dans une certaine mesure, les agriculteurs canadiens ont déjà fait d’importants progrès en ce qui concerne l’impact de l’agriculture sur l’environnement, qu’il s’agisse d’améliorer la santé des sols, de stocker le carbone, de réduire les émissions de GES provenant du bétail, de protéger les plans d’eau contre le ruissellement de l’azote ou de préserver l’habitat faunique. L’analyse de l’ICPA dans un rapport récent de Réflexion rapide (Poirier 2022) basé sur les données du recensement de l’agriculture de 2021, a confirmé certains progrès. Cependant, nous savons qu’il y a encore du travail à faire.
Mais dans quelle mesure mesurons-nous ces impacts avec précision ? Et une fois mesurés, comment nous assurer qu’ils sont évalués ou tarifés correctement afin qu’ils soient pris en compte dans les décisions des agriculteurs, ou récompensés sur les marchés par des primes de prix de la part des consommateurs ?
C’est là qu’interviennent les “externalités”, qu’il s’agit de comprendre ce qu’elles sont, comment les évaluer et comment s’assurer qu’elles sont “internalisées” dans les décisions de production des agriculteurs, avec des récompenses suffisantes de la part des consommateurs et des marchés disposés à les payer ?
Pour aider à étudier ces questions, l’ICPA a organisé des ateliers et produit une série de rapports sur les “externalités”, qui ont été résumés dans un rapport récemment publié sous le titre “Réflexion rapide”. Ce rapport a été suivi d’une discussion perspicace lors du récent webinaire de l’ICPA avec des experts du secteur.
Mais que sont les “externalités” ? On parle d'”externalités” lorsque les coûts ou les avantages pour la société découlant des décisions de production d’un agriculteur individuel ne sont pas évalués par le mécanisme normal du marché et ne sont donc pas pris en compte dans sa prise de décision. Les répercussions de l’agriculture sur la pollution de l’air ou de l’eau sont de parfaits exemples d'”externalités”. Comme il n’y a pas de prix ou de coût explicite pour l’agriculteur qui y est associé – et qu’il est difficile de déterminer quelle ferme a réellement produit cette pollution – les externalités seront surproduites à moins qu’elles ne soient “internalisées”. Cela nécessite la découverte des prix afin qu’ils soient pris en compte dans les décisions.
De même, les avantages non marchands de la production agricole, tels que l’esthétique des paysages ruraux ou l’habitat de la faune sauvage (également appelés “biens et services écologiques” (BSE)), ne sont pas non plus évalués par les marchés et ont donc tendance à être sous-produits. Il est logique que les agriculteurs, qui se préoccupent de leurs résultats, ne tiennent compte que des coûts qu’ils voient lorsqu’ils prennent des décisions. Après tout, paieriez-vous pour quelque chose dont les autres bénéficient ?
Si l’on n’est pas en mesure d’évaluer ces impacts, ce que les marchés fsont extrêmement bienefficaces pour faire, cela devient une “défaillance du marché”. Dans la littérature économique, cela justifie l’intervention du gouvernement, surtout si les avantages de cette intervention dépassent les coûts.
La recherche de l’ICPA par Skolrud et. al (2020) a estimé la valeur de ces externalités nettes (négatives et positives) à -4,3 milliards de dollars en 2011. Il s’agit d’une légère amélioration par rapport aux -5 milliards de dollars de 2006 et aux -4,7 milliards de dollars de 1996. Cela résulte d’externalités négatives évaluées à -8 G$ et d’externalités positives de 4 G$ en 2011.
Cependant, il n’est pas facile d’estimer la valeur des externalités, étant donné la complexité des écosystèmes agricoles, l’incertitude et l’absence de données et de recherches permettant de mesurer avec précision la valeur physique et monétaire associée aux impacts agro-environnementaux. Heureusement, de plus en plus de ressources ont été consacrées à l’amélioration des données et de la recherche sur les questions agroenvironnementales au cours des vingt dernières années, et de plus en plus de scientifiques analysent la valeur des BSE de l’agriculture. Nous avons parcouru un long chemin.
De toute évidence, cette amélioration au fil du temps est le résultat des efforts déployés par les agriculteurs et les éleveurs canadiens pour améliorer leur bilan environnemental grâce à l’adoption de nouvelles technologies (p. ex. GPS, télédétection) et de pratiques de gestion bénéfiques (PGB) plus durables qui ont eu des répercussions positives sur la santé des sols, la séquestration du carbone et les émissions de GES. Si ces pratiques les aidaient à réduire les coûts, c’était encore mieux (par exemple, le semis direct) !
Mais les agriculteurs canadiens ont reçu un peu d’aide en cours de route grâce aux programmes des gouvernements fédéral et provinciaux et aux initiatives du secteur privé axés sur l’impact de l’agriculture sur l’environnement. Les dépenses gouvernementales consacrées à la recherche scientifique publique, à l’information, à la vulgarisation et aux subventions, en plus des règlements, des taxes et du zonage, ont incité les agriculteurs et les éleveurs à modifier leurs pratiques de production pour améliorer les résultats environnementaux. Les lois provinciales sur la gestion des nutriments, les plans environnementaux des exploitations agricoles, les programmes de compensation des émissions de carbone ainsi que les initiatives volontaires du secteur privé, comme les sociétés de conservation des sols et des eaux, Canards Illimités (CIC) et les programmes locaux d’utilisation alternative des terres (ALUS). Toutes ces initiatives ont aidé les agriculteurs à “internaliser” les externalités. Il est clair que si les agriculteurs participent à ces initiatives, la mesure dans laquelle les externalités sont “internalisées” sera encore plus grande !
D’autres moyens d'”internaliser” les externalités consistent à développer des marchés pour des choses comme les compensations de carbone, ce qui n’en est qu’à ses débuts au Canada. De même, lorsque les entreprises exigent des fournisseurs d’intrants qu’ils respectent des normes de durabilité afin de répondre aux demandes des consommateurs et des acheteurs et à des fins d’ESG, cela permet de récompenser les agriculteurs pour leurs pratiques de production durable, internalisant ainsi les externalités.
Des programmes récents, tels que le programme Action Climat à la ferme, ont permis d’augmenter le financement pour aider à récompenser les agriculteurs qui adoptent des pratiques de production durable grâce à ce qui est considéré comme une approche ” carotte ” plutôt que ” bâton “. La signature par les ministres FPT de l’accord quinquennal (2023-2028) du Partenariat pour une agriculture canadienne durable (PACD) en juillet dernier et les perspectives d’un Plan vert pour l’agriculture marquent le début d’une nouvelle ère d’engagement gouvernemental pour améliorer la durabilité, la résilience et la compétitivité du secteur agricole et agroalimentaire canadien – un signe d’optimisme.
La voie ne sera toutefois pas facile. Il faudra faire des choix et des compromis difficiles. Ainsi, par exemple, les gouvernements devront peut-être examiner comment l’ensemble des programmes agricoles fonctionnent ensemble pour obtenir les résultats environnementaux souhaités afin d’améliorer la cohérence des politiques. Toutefois, cela nécessitera des programmes conçus et mis en œuvre de manière efficace et efficiente, avec un bon rapport qualité-prix. L’évaluation des externalités à l’aide d’une science, de données et d’analyses de qualité est une façon de s’assurer que les gouvernements ont les moyens d’atteindre leurs objectifs.