Nous avons besoin plus que jamais d'un syndicat paysan représentatif pour promouvoir et défendre les intérêts des agriculteurs et des citoyens qui préconisent une agriculture écologique de plus-value et de proximité, et exiger une réforme des politiques agricoles actuelles. Les enjeux de l'agriculture sont politiques et ne peuvent être réglés par un syndicat corporatif unique ou par de simples groupes d'entraide et de mise en commun.
Plus que jamais, notre agriculture nous échappe aux mains des gros producteurs industriels, des intégrateurs, des multinationales et des fonds d'investissement. L'agriculture nourricière locale est en voie d'extinction, en région périphérique surtout, et les jeunes qui veulent la réinventer sont laissés à eux-mêmes, sans soutien et sans ressources. Le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation (MAPAQ), inféodé depuis trop longtemps aux volontés de l'Union des Producteurs agricoles (UPA), donne des indices ces derniers jours de vouloir s'ouvrir à des changements aux politiques de soutien, de mise en marché, de zonage agricole et de monopole syndical, qui favorisent encore systématiquement l'agriculture intensive et commerciale.
L'onde de choc créée par l'Union paysanne
Au début des années 2000, la création de l'Union paysanne a suscité dans tout le Québec l'espoir d'un changement de cap. L'Union paysanne a su en peu de temps, à la lumière du débat sur l'implantation des porcheries industrielles hors sol, faire prendre conscience au grand public des impacts dévastateurs de l'agriculture et des élevages intensifs et élaborer une plate-forme remarquable pour une politique agricole paysanne axée sur la souveraineté et la sécurité alimentaire, sur l'occupation et la préservation du territoire, sur l'accès des jeunes à la terre, sur l'agriculture et l'alimentation biologique. Le Rapport Pronovost (2008) a d'ailleurs repris pour l'essentiel les grandes lignes de ces propositions.
La force de l'Union paysanne naissante, en dépit du monopole de représentation garanti par la loi à l'UPA, résidait dans sa plate-forme politique comme on vient de le voir, mais aussi dans son statut de syndicat professionnel et sa structure de représentation et de services reposant sur des unités de base dans toutes les régions, composées d'agriculteurs et de citoyens (plus de 3000 à un moment donné). Le MAPAQ et l'UPA furent rapidement forcés de constater que derrière les revendications des porte-paroles, il y avait des troupes et un rapport de forces, qui ne tardèrent pas d'ailleurs à se manifester, forçant, à l'étonnement de tous, le décret d'un moratoire et d'un BAPE sur le développement de l'industrie porcine, si chère à l'UPA et au MAPAQ.
Le déclin de l'Union paysanne
Le déclin de l'Union paysanne est indéniable tant au niveau des membres que de son influence politique et publique. Beaucoup de facteurs extérieurs ont contribué à ce déclin. D'abord, le régime d'accréditation unique (Loi 28 sur les producteurs agricoles) qui, en privant tout syndicat parallèle des cotisations obligatoires et du droit de participer aux tables de décision, a contribué puissamment à marginaliser l'Union paysanne et à réduire les moyens dont elle avait besoin pour faire fonctionner ses instances représentatives sur tout le territoire du Québec. La place occupée par les petits producteurs alternatifs et les simples citoyens parmi les membres servirent aussi facilement de prétexte au MAPAQ et à l'UPA pour disqualifier l'Union paysanne comme syndicat représentatif de vrais agriculteurs modernes. Enfin, sans doute pour éviter de se dissocier de l'ensemble des agriculteurs et de la force de négociation de l'UPA, un grand nombre d'agriculteurs alternatifs, biologiques ou autres, refusèrent, du moins jusqu'à ce que l'Union paysanne ait fait ses preuves, de joindre ses rangs, la privant ainsi de ressources humaines et financières dont elle avait besoin pour asseoir sa crédibilité.
Mais je crois que ce qui a miné le pouvoir de l'Union paysanne est encore davantage de nature interne. Après avoir joué un rôle majeur dans la création de l'Union paysanne, j'en ai laissé en 2005 la présidence et la direction à ceux qui les voulaient, et depuis 10 ans, je n'ai formulé aucune critique publique concernant l'Union et ses dirigeants, continuant même à promouvoir sa plate-forme originale sur toutes les tribunes disponibles. Mais face au rendez-vous de son 14e congrès, sous le signe du « Retour aux sources paysannes », sur le lieu même de ses origines et de ma retraite, Saint-Germain-de-Kamouraska, je ne peux me taire. Je crois pouvoir et devoir dire aujourd'hui que le déclin de l'Union paysanne, tant au niveau des membres que de son impact politique et public, provient principalement de l'abandon délibéré de son caractère syndical et représentatif au profit d'une organisation sociale de type « organisme sans but lucratif » (OSBL).
Une première entorse importante, bien que peu n'en ait saisi l'importance à l'époque, était survenue lors de l'adoption des statuts et règlements de l'Union à son congrès de fondation, lorsqu'on vota un amendement proposant que les participants au congrès annuel soient les membres inscrits au congrès plutôt que les délégués des unités de base. En abandonnant le principe de la délégation, on ouvrait la porte à un déséquilibre incontrôlable de la représentation des membres sur l'ensemble du territoire et dans les divers secteurs, et à la surreprésentation des citoyens par rapport aux agriculteurs et des villes par rapport aux campagnes éloignées. La fronde d'un groupe de membres-citoyens insatisfaits de la position de l'Union sur le moratoire porcin avait d'ailleurs très tôt montré la difficulté de concilier les attentes des membres-citoyens et des membres-producteurs, et affaibli le leadership de l'Union.
Après mon départ en 2005 et un bref mandat de Maxime Laplante à la présidence, l'Union paysanne est rapidement devenue le lobby personnel d'une personne, son président, et les instances régionales et sectorielles ainsi que le membership en général se sont rapidement effrités; la base est disparue; les instances nationales ont cessé d'être des rencontres délibératives de délégués pour définir les mandats des dirigeants et sont devenues de simples rencontres sociales de membres qui ne représentent qu'eux mêmes, sans mandat de la base. Les dirigeants ont cessé d'être imputables. De plus, on a cru bon d'adopter une politique de la main tendue et du dialogue plutôt que de contestation ferme face à l'UPA, au MAPAQ et aux promoteurs de l'agriculture productiviste, contrairement aux objectifs clairement définis dans la Déclaration de principe de l'Union.
Les résultats parlent d'eux-mêmes : l'Union paysanne ne dérange plus et n'intéresse plus personne, parce qu'elle ne représente plus personne. L'UPA occupe de nouveau tout le terrain et l'Union paysanne n'a plus guère d'accès au MAPAQ. Ironiquement, le nom d'Union paysanne, que certains proposèrent même d'abandonner à un moment donné en raison de l'image supposément passéiste qu'il projetait, est désormais plus fort que jamais pour incarner l'opposition à l'agriculture productiviste. L'Union paysanne n'existe plus comme mouvement : il n'en reste que le nom, et, significativement, ce nom est toujours aussi inspirant pour les citoyens qui réclament une autre agriculture et une autre alimentation.
Refonder l'Union paysanne
En apprenant que l'Union paysanne avait décidé de tenir son congrès à Saint-Germain-de-Kamouraska, son lieu de naissance, et sur le thème du « Retour aux sources paysannes », j'ai cru un moment que les dirigeants actuels voulaient inviter leurs membres et l'ensemble des agriculteurs paysans à réfléchir sur la nécessité d'une association de défense politique de leurs intérêts cet sur la façon de redéfinir la mission, la direction et les structures de l'Union paysanne pour qu'elle puisse de nouveau réaliser cet objectif. J'ai pensé, en un mot, que l'Union paysanne voulait revenir à ses origines et à sa mission originelle; effectuer un recentrage de son message pour une agriculture locale, écologique, de plus-value et de proximité; renouveler son leadership et faire une mise à jour de ses structures pour donner plus de place aux unions sectorielles de producteurs, tout en maintenant le rôle des membres-citoyens regroupés dans une union sectorielle propre et représentés comme tels dans les instances locales, régionales et nationales, de façon à maintenir à l'Union paysanne son statut de syndicat agricole.
Je dois me rendre à l'évidence qu'il n'en est rien. Comme c'est le cas depuis quelques années, son congrès se limitera à une sorte de colloque où des membres recrutés à rabais, sans préparation, ne représentant qu'eux-mêmes, échangeront entre eux, sans évaluer le travail des dirigeants, sans référer à des unités de base et sans prendre de décisions ni élaborer de véritables mandats pour leurs dirigeants. « Le congrès national ou assemblée générale est l'autorité souveraine de l'Union paysanne, lit-on dans les Statuts de l'Union. Il a plein pouvoir sur l'orientation, l'organisation et les finances de l'Union paysanne. Il élit la personne qui assumera la présidence et les membres du Conseil de coordination. Les propositions discutées doivent provenir des différentes instances nationales, régionales et locales un mois avant la date du congrès » (articles 11 et 16). Au lieude cela, le programme proposé par les dirigeants actuels se compose de conférences et d'ateliers sur l'agroécologie, et il se conclue par une Assemblée générale de deux heures qui ressemble étrangement au format des assemblées générales que tiennent les OSBL pour s'acquitter des formalités administratives auxquelles ils sont tenus.
Tout, donc, sauf un plan d'intervention politique plus nécessaire que jamais dans la conjoncture actuelle. Tout sauf une refondation de l'Union paysanne qui continuera sans doute à disparaître, au moment même où on commence à entrevoir la fin possible du monopole syndical et le déblocage en conséquence de tous les barrages qui empêchent un virage de notre agriculture.
Pour moi, l'Union paysanne n'existe plus et je n'existe plus pour elle non plus d'ailleurs, on me l'a fait savoir. De toute évidence: il ne reste que le nom. Participer à ce congrès serait pour moi cautionner cette trahison des origines et de la mission de l'Union paysanne. Je n'en continuerai pas moins à me battre, à la mesure de mes capacités, contre l'agriculture productiviste, l'UPA, le MAPAQ et tout le lobby de l'agroalimentaire.
À moins que des agriculteurs concernés ne se lèvent pour se ressaisir de ce nom et de ce soleil encore puissant avant qu'il ne s'éteigne.
Roméo Bouchard, co-fondateur et premier président de l'Union paysanne