L’enracinement

Je me prêterai ici à un petit exercice de sociologie de l’identité québécoise, pour examiner la place qu’y occupe la figure de l’agriculteur. Je noterai d’abord qu’elle est paradoxale. Elle porte avec elle les souvenirs contrastés, souvent douloureux, du Québec d’avant la Révolution tranquille, où se croisent le mythe de la Grande noirceur et celui de la Survivance, ou si on préfère, la Grande noirceur référant à notre aliénation et la Survivance à notre capacité de résistance collective.

Le mythe de la Grande noirceur renvoie à un homme fourbu, bêchant sans cesse une terre indéfrichable, condamné à la misère, replié sur l’agriculture dans un pays qui n’est pas fait pour elle. On l’a envoyé perdre sa vie dans une région inhospitalière, où tout était à perdre. Les Québécois, qui sont presque tous à une ou deux générations de la ferme, ont conservé dans leur mémoire une part de traumatisme bien rendu par la chanson Le vieux dans le bas du fleuve, de Gaston Mandeville.

Le mythe de la Survivance renvoie plutôt à un homme libre, indépendant, fier, courageux, peut-être un peu taiseux mais généreux, un chêne, en fait, que rien n’abat, et qui a évité la terrible prolétarisation de ses frères partis en ville se faire exploiter à coups de Speak white. L’agriculteur, ici, résiste, et incarne la dignité d’un peuple qui ne se couche pas. On peut penser, ici, à la figure du grand père dans la chanson Le tour de l’ile, de Félix Leclerc.

Les nationalistes d’avant 1960 voyaient souvent les choses ainsi. Ils faisaient du cultivateur le gardien de l’identité et des traditions. Évidemment, ils en mettaient trop. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, c’est peut-être ce dernier mythe qui contribue à la revalorisation de la vie agricole dans une nouvelle époque marquée par une mondialisation déchaînée, qui déracine les peuples et qui fabrique des individus sans repères ni ancrages.

Évidemment, l’agriculture est aussi soumise au mouvement de la mondialisation. Le cultivateur qui nourrit sa famille avec son lopin de terre est une image bucolique, touchante, mais déconnectée des grandes réalités de l’époque. L’agriculture a aussi été marquée par l’industrialisation de nos sociétés, de nos existences. Et on sait que les vocations rurales, au Québec comme ailleurs, se font plus rares qu’on ne le souhaiterait.

Et pourtant, elle demeure, presque irréductiblement, un symbole vital de l’enracinement. C’est naturellement vers elle que se tournent, ne serait-ce qu’avec la mode du bio et le culte légitime de la proximité des produits, ceux qui, veulent se déprendre d’une existence désincarnée et qui, au global, veulent répondre par le local, autrement dit, par le national.

Il ne s’agit pas de faire de la mauvaise poésie identitaire sur les vertus immémoriales de la terre et sur l’agriculteur, dernier dépositaire héroïque du Québec authentique. Mais on doit reconnaître qu’après les promesses de l’individu hors-sol, on redécouvre aujourd’hui la nécessité des ancrages. Et la figure de l’agriculteur, sans même qu’on aie besoin de l’enjoliver, demeure un pivot de toute conception enracinée de l’existence.

 

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