Le gouvernement canadien et le gouvernement québécois planchent tous les deux, simultanément et pour la ennième fois, sur des projets de politique alimentaire axée sur la sécurité des aliments et l'autosuffisance alimentaire, qu'on confond allègrement avec la souveraineté alimentaire.
Cela plait aux agriculteurs, qui voudraient voir plus de leurs produits dans les supermarchés, les écoles, les hôpitaux, les restaurants. Cela plait également au gouvernement et à l'UPA (voir les récentes déclarations de son président), qui se sont rabattus sur ce thème populaire et peu engageant afin d'éviter les recommandations du rapport Pronovost qui, lui, avait bien compris que la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires ne seraient possibles qui si on diversifiait notre modèle de production agricole au lieu de tout mettre nos œufs dans le panier de l'agriculture productiviste et marchande.
Pour dissiper ce mythe d'une politique d'autosuffisance alimentaire, une donnée élémentaire s'impose : au cours des 30 dernières années, notre taux d'autosuffisance alimentaire au Québec est passé, grosso modo, de 80% à 33%. Il y a des raisons à cela. Au début des années 90, le gouvernement et l'UPA ont choisi d'abandonner l'autosuffisance alimentaire comme objectif de nos politiques agricoles pour se lancer à la conquête des marchés mondiaux : c'était le début du libre-échange. L'explosion de l'industrie porcine (et des monocultures de maïs!), en fut le fer de lance, comme le confirma, en 1998, le fameux Forum des décideurs en agriculture et agroalimentaire de Saint-Hyacinthe, présidé par le premier ministre Lucien Bouchard qui s'écria en conclusion : « Vous qui êtes ici aujourd'hui, vous pourrez dire : j'étais là, quand nous avons vu grand! »
Le résultat, 20 ans plus tard, c'est que notre agriculture -et donc notre alimentation- sont passés massivement sous le contrôle des grandes multinationales agro-alimentaires qui imposent leur agenda de production et de distribution grâce à des prix toujours plus alléchants: Monsanto, Cargill, Nestlée, Loblaws-Sobeys-Métro-Wallmart, Pangea, et même dans les secteurs de production sous gestion de l'offre, la Coop fédérée, Agropur, Saputo, Olymel, etc. L'agriculture québécoise se concentre dans un petit nombre de très grandes fermes dans le centre du Québec et les agriculteurs sont de plus en plus réduits à travailler sous contrats d'intégration, n'ayant plus aucun lien direct avec les consommateurs auxquels sont destinés leurs produits au Québec ou dans le monde.
Faire croire qu'on peut maintenant changer cet état de choses sans modifier nos politiques agricoles et notre modèle unique de production marchande, c'est se moquer du monde. Les chaînes de supermarchés veulent bien offrir quelques produits locaux, mais dans la mesure où les consommateurs insistent et dans la mesure où les producteurs sont prêts à se soumettre à leur protocole économique d'approvisionnement. Les écoles, les hôpitaux et les cantines publiques sont contraints par l'État, pour la plupart, d'aller en appel d'offres pour leurs fournisseurs alimentaires, donc obligés de choisir le plus offrant et le plus accommodant. Les campagnes d'achat chez nous et d'achat local n'ont jamais provoqué de révolution agraire et se frapperont toujours aux limites du pouvoir d'achat du grand nombre des consommateurs qui n'ont pas les moyens -ou ne croient pas avoir les moyens- de se payer des produits locaux et écologiques de meilleure qualité mais plus chers. Encore faudrait-il que ces produits soient disponibles partout et puissent remplir un panier d'épicerie familial au lieu d'être une simple gâterie en saison ou à l'occasion ou pour encourager un voisin.
Si on veut que les Québécois mangent mieux et mangent local, il faut commencer par le commencement. Si on veut augmenter notre autosuffisance et notre qualité alimentaire, il faut commencer par une politique agricole qui redonne sa place centrale à une agriculture diversifiée, humaine, territoriale, écologique et de proximité. Une agriculture qui nourrit les Québécois , ce qui n'est plus le cas présentement. Même les produits sous gestion de l'offre n'échappent plus au libre-échange. Même les produits laitiers sous gestion de l'offre sont désormais anonymes et trafiqués par les nouvelles multinationales Agropur ou Saputo, qui peuvent désormais jouer eux aussi le jeu des protéines laitières et des échanges avec leurs usines à l'étranger. Même les 8 millions de porcs que nous produisons sont dispersés on ne sait où dans le monde, et on ne sait jamais si le porc qu'on achète à l'épicerie ne vient pas des États-Unis. Même chose pour le bœuf et l'agneau…et les légumes…et les pommes. Où est l'autosuffisance et le local?
Et une telle politique agricole doit permettre de réorienter toute la chaîne agro-alimentaire : l'accès aux terres, la dimension des fermes et leur répartition géographique, la gestion de l'offre et la production hors quota, les normes environnementales, les normes sanitaires, les abattoirs, les certifications et les appellations, les réseaux de transformation et de mise en marché, la formation, la recherche, le soutien financier; et les fonds publics alloués à l'agriculture au Québec (environ 2 milliards par année provenant des deux gouvernements) doivent aller pour la réalisation de ces objectifs, et non pour gonfler les poches des grands actionnaires des multinationales agroalimentaires, ni pour permettre à une poignée de gros intégrateurs de devenir encore plus gros.