« En agriculture, ça prendrait un courage politique!» – Marc Séguin

Yannick Patelli : Dans votre film « La ferme et son État», vous présentez des personnalités qui font la promotion de l’ agriculture responsable, mais à aucun moment on entend une réponse d’un ministre de l’Agriculture ou du premier ministre. Faites-vous un constat d’immobilisme ou avez-vous un espoir ? D’ailleurs, Dr Martin Juneau dans votre réalisation dit «Un changement est possible seulement si le chef de l’État le veut, car les lobbys sont partout». Philippe Couillard vous a-t-il rencontré ?

Marc Séguin : On a fait nos demandes. Quand on est arrivé à M.Couillard, on a envoyé la lettre le 1er février et on n’a pas encore reçu d’accusé de réception.

YP : On n’entend pas non plus MM. Paradis et Lessard dans votre film, les ministres successifs de l’agriculture, pourquoi ?

MS : J’ai décidé en toute conscience et lucidité de ne pas les faire parler parce que, et je vous assure que ce n’est pas un mépris, c’était la même cassette, le même 3 minutes qui clippait. Et ça défilait, notamment mon engueulade avec Pierre Paradis qui se disait fier d’exporter 1,5 milliards de porcs québécois à l’étranger. Alors que je demandais de soustraire les subventions pour nous dire combien l’industrie porcine avait été subventionnée pour faire un pas pire calcul, il s’est braqué. Il n’a pas terminé. On est allé luncher après ensemble pour continuer la discussion et ça s’est mal terminé.

YP : Même en privé ?

MS : Même en privé. Mais je suis sorti le moins déprimé du lunch parce que les gens qui étaient avec moi ont un peu perdu espoir. M.Paradis leur a clairement dit : “Moi, j’ai 900 employés, l’UPA en a 800. On a les mains liées et on ne peut pas rien changer!“

YP : Pronovost dit dans votre film : «Le ministère c’est silence radio» et parle «des systèmes établis qui n’évoluent pas et espère que ce film va brasser la cage… », pourtant quand vous avez tourné cela Paradis, qui évoquait des changements, était encore au pouvoir. Le désespoir est-il encore plus grand aujourd’hui ?

MS : Et pourtant ça prendrait un courage politique. Il faut que M. Couillard imprime ce mouvement-là à ses autres ministères. Tout le monde est lié. Autant le ministère de la Santé, que le commerce et l’agriculture. Ensuite M.Lessard a accepté de nous rencontrer, mais il cumulait deux fonctions de ministre. L’agriculture est comme un«hobby» pour lui. Au remaniement est-ce qu’il va  y rester ou aller aux transports ? Ou bien il va être promu parce qu’il a eu deux ministères et ils vont donner l’agriculture à un junior, je ne sais pas !

YP : Votre film est-il assez coup de poing ?

MS : Si on avait fait un truc spectaculaire, les gens auraient retenu juste le spectacle. L’erreur de «Bacon», le film, c’est que dix ans après, tout ce qu’on retient c’est le côté spectacle. Il faut que les gens se rendent compte qu’il y a des gens qui font des belles choses, mais qui n’y arrivent pas. J’aimerais que les gens se sentent intelligents à la fin du film et qu’ils aient compris un peu les enjeux, et que l’on comprenne les subventions, le système de quota, qui sont pour plusieurs du chinois, Il y en a partout des gens qui font de belles choses dans plusieurs productions et là où ça a le plus progressé c’est là où il n’y a pas de législation.

YP : Un des points positifs du film vient du Danemark et de l’implication du gouvernement dans un modèle agricole différent. Peut-on croire à un gouvernement si engagé par ici ?

MS : Moi ma job, je ne suis pas ministre et je n’ai pas de pouvoir politique. J’ai la mission de faire un film et de frapper l’imaginaire comme dit, M. Pronovost dans le documentaire. Rendu-là c’est la job du film d’informer les gens sur les choses qui se font ou ne se font pas. On ne veut pas enlever un pouvoir à un ministère ou à un syndicat, mais on aimerait ça que les gens qui veulent faire différemment et de manière plus écologique puissent exister.

YP : Toutefois, l’universitaire, Patrick Mundler, modère votre engagement pour la petite agriculture en rappelant qu’elle ne représente que 3% de la consommation des Québécois et il met en évidence le danger de tout casser et de se retrouver avec le lait américain. Pensez-vous que la critique du système actuel peut entraîner moins de contrôle des productions et engendrer un système où le dérèglement serait central ?

MS : Le débat va devoir avoir lieu. Et si au moins on passait de 3 à 6 %. Les grandes filières doivent continuer de nous servir, mais il y a aussi des moyens pour faire autrement.  Quand j’entends la gauche chialer après un IGA cultiver sur son toit des légumes, je ne comprends pas. Ce n’est pas de la petite agriculture. C’est une grosse filiale qui a trouvé un moyen original de faire autrement. On peut cultiver en biodiversité aussi sur des grosses surfaces.

YP- M.Desmarais lui croit à la force du consommateur : «Le citoyen va se fâcher», dit-il. Il veut redonner le pouvoir aux régions et aux jeunes. Est-ce que cela prend plus de milliardaires influents de ce style pour que ça change ?

MS :  Desmarais agit comme un porte-drapeau. C’est très gracieux de sa part de ne pas pointer du doigt qui que ce soit. L’UPA c’est le gros méchant, mais ils en font de belles affaires et s’ils n’étaient pas là il s’en ferait aussi de la merde. Ils servent à quelque chose l’UPA. André, il est beau joueur. Il dit j’en veux pas de coupables, je veux que mes projets fonctionnent. Mais par ailleurs, il vient de construire une cuisine de 2 millions et pour le MAPAQ il y a encore quelque chose qui ne marche pas. C’est sûr que tout ça a un impact sur les coûts. André montre le ridicule de la situation. Avant de produire une tomate ou un radis, il était rendu à des millions de frais juridiques pour comprendre la législation. Il dit dans le film, “J’en ai géré des choses compliquées dans ma vie, mais c’est de loin la plus compliquée“. L’agriculture, c’est le 3e poste budgétaire au Québec et on ne sait pas où ça s’en va !

YP : L’UPA garde un grand contrôle sur le monde agricole, mais son président, Marcel Groleau, reconnaît que le pouvoir de l’UPA et des régions s’amenuise : «Les ruraux ont de moins en moins de pouvoir»dit-il dans votre documentaire. Avez-vous senti une écoute possible lors de vos rencontres avec Marcel Groleau? Le sentez-vous prêt à partager le pouvoir agricole avec d’autres forces de défense de la ruralité ?

MS : L’UPA n’est pas forcément le méchant, mais ça ne marche pas parce que le MAPAQ et L’UPA se sont de grosses machines qui ne se parlent pas.

YP : Benoit Girouard, actuel président de l’Union paysanne dit que le syndicat (L’UPA) a pris le contrôle et empêche l’innovation. Il parle de «prendre le maquis et de faire de l’abattage illégal»… Est-ce qu’on va vers ça pour renverser la tendance ? Il va même jusqu’à dire qu’il faut « casser le monopole et réorienter les subventions». Faites-vous le même constat ?

MS : Benoit a un peu le réflexe de répéter un discours plus à la mode il y a 10 ans. Il ne faut pas faire disparaître l’UPA. Ils sont utiles. Ils font des choses. Il faut les réorienter. La solution passera par un ministre qui aura les couilles de dire “C’est comme ça que ça va marcher maintenant“. Et l’UPA va être obligée d’emboîter le pas. On commande encore des rapports. On a eu Pronovost #1 puis Pronovost #2, on attend quoi maintenant ? Actuellement, c’est repousser les choses et ne pas prendre de décision et s’attacher à son pouvoir. Garon, lui c’était un vrai.

YP : Dans votre film à aucun moment on entend la voix d’un autre « syndicat» officieux, le Conseil des entrepreneurs agricoles ( CEA ) ou celle du fondateur de l’Union paysanne, Roméo Bouchard. Est-ce volontaire ?  

MS : Plus je complexifie le film, moins ça va être clair pour les gens qui vont le recevoir. J’aurais aussi pu parler d’Équiterre qui fait un travail extraordinaire. C’était pour rendre le tout moins complexe. On n’a pas non plus donné de place à des sous-ministres qui croient à l’agriculture et qui auraient pu s’exprimer, mais qui sont aussi menottés par un pouvoir invisible. Concernant Roméo Bouchard, j’ai su par personne interposée qu’il est très très heureux que je fasse ce film-là, mais je voulais tourner la page. Je remercie les gens qui sont passés avant, dont lui, mais la femme de Jean-Martin Fortier le dit très bien : «On n’est plus dans une énergie de rêveurs hippies», parlons maintenant des forces vives et il a été remplacé par Benoit. J’avais de la difficulté à mettre deux chefs et on a un problème de belle-mère ici au Québec, tu sais !

YP : Dans votre film, vous évoquez l’Institut Jean-Garon, dans une discussion avec Jean-Martin Fortier, un des parrains de celui-ci. Sentez-vous l’existence d’un tel organisme présidé par Jean Pronovost comme un outil qui peut aider au changement et à la réflexion?

MS : L’Institut Jean-Garon peut avoir un rôle de chaînon manquant. L’industrie a sorti les agriculteurs de la misère, mais il manque un lien entre les agriculteurs et la population. Et l’Institut peut combler ce vide. Il y a un autre système qui est possible. C’est impossible de tout casser et de recommencer à zéro. 

 

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