La guerre du lait

Une controverse virulente fait rage à propos des grandes quantités de lait que les producteurs doivent jeter ces temps-ci en raison d’une chute importante de la demande de produits laitiers (la crème particulièrement) durant la paralysie de la restauration : on parle d’une baisse de plus de 20%.

D’un côté, le public, peu au fait des contraintes de la production laitière, se scandalise de ce gaspillage. De l’autre, des observateurs en profitent pour soulever l’incapacité des gestionnaires actuels de la production laitière sous gestion de l’offre de faire face décemment aux variations de la demande des produits laitiers, ce que nient énergiquement les défenseurs du Syndicat du lait (UPA) et de la gestion de l’offre en place.

Le brûlot du professeur Charlebois

Un article du bien connu professeur Sylvain Charlebois dans La Presse a mis le feu aux poudres en affirmant qu’il devrait être illégal de jeter du lait au Canada, étant donné que, en raison des protections publiques que comportent la gestion de l’offre, les produits laitiers doivent être considérés comme un bien public qu’il n’est pas permis de gaspiller, d’autant plus que les revenus des producteurs laitiers sont globalement garantis à un niveau qui couvre leurs coûts de production : c’est le but même de la mise en marché collective (plans conjoints de mise en marché) et de la gestion de l’offre.

Haro sur la gestion de l’offre

Écartons d’abord une équivoque. Ce n’est pas à cause de la gestion de l’offre qu’on jette du lait mais en raison de le chute brusque de la demande. Il se jette du lait présentement ailleurs dans le monde, pour la même raison. Et il se jette aussi d’autres denrées périssables qu’il n’est même pas toujours possible de détourner vers les banques alimentaires.

Si on questionne les administrateurs de la gestion de l’offre du lait présentement, c’est qu’ici au Canada, ce sont eux qui sont payés et encadrés par l’État pour gérer la mise en marché des produits laitiers. Pour que la gestion de l’offre fonctionne, il faut en effet que l’État canadien

a) encadre la gestion des plans conjoints (Régie des marchés agricoles au Québec);

b) supervise la gestion des quotas de contingentement de la production et la fixation du prix des différentes catégories de lait, de façon à stabiliser le revenu des agriculteurs (Commission canadienne du lait);

c) impose des tarifs prohibitifs à l’entrée de produits laitiers étrangers et, advenant des concessions à ce sujet dans les ententes de libre échange négociées, garantisse des compensations importantes aux producteurs pour les pertes de marché subies (présentement, 20 000$ en moyenne par ferme pendant 8 ans pour compenser la concession d’environ 15% de leur marché protégé).

Le lait, un bien public

C’est ce qui permet au professeur Charlebois d’affirmer que le lait est un bien public et qu’il devrait être illégal de le gaspiller; donc, que les administrateurs de la gestion de l’offre ont le devoir de mettre en place des mécanismes efficaces de gestion des surplus éventuels causés par les variations de l’offre ou de la demande. Ils sont d’ailleurs substantiellement compensés, ajoute le professeur Charlebois, pour les pertes éventuelles (qui sont d’ailleurs assumées par l’ensemble des producteurs canadiens), par la protection de leur revenu assurée par la gestion de l’offre. Il a rappelé qu’ils ont aussi le devoir de répartir équitablement la production laitière dans toutes les régions du Québec et du Canada, ce qui n’est pas le cas présentement avec la concentration croissante de la production au centre du Québec.

Dans ce débat, porté à l’écran par la Vie agricole, le fromager Luc Boivin du Saguenay a également rappelé que la Commission canadienne du lait se charge de mettre à jour annuellement le prix du lait (en février) et lorsque les producteurs invoquent une baisse exceptionnelle de revenu de plus de 3.5%. Il a aussi reconnu que les parts de marché concédés aux étrangers dans les récentes ententes de libre échange allaient forcément entraîner des baisses de quotas et des baisses de revenus tant pour les transformateurs que les producteurs, et même, en mettre plusieurs en danger. Il a déploré aussi l’extrême concentration des usines laitières qui défavorisent les bassins laitiers régionaux.

Les défauts de la gestion de l’offre et ses remèdes

Ce débat ramène à la surface la nécessité de mettre à jour le système de la gestion de l’offre dont les défauts sont de plus en plus évidents dans le contexte de l’agriculture productiviste et mondialisée actuelle. Depuis plusieurs années déjà, nombreux sont ceux qui appuient la gestion de l’offre comme mécanisme de souveraineté alimentaire mais soulignent ses dysfonctionnements dans la façon dont elle est administrée par les syndicats laitiers et les institutions publiques concernées. Le système doit être démocratisé et adapté aux contexte actuel, sinon, il se condamne lui-même à disparaître.

Voici, en résumé, les principaux reproches qu’on lui fait et les réformes qu’on réclame:

a) Coordination. Il faudrait assurer une meilleure coordination entre tous les intervenants de la chaîne de production, de mise en marché, de transformation et de distribution.

b) Démocratisation. Le monopole syndical au Québec ne permet pas de tenir compte des besoins de l’ensemble des acteurs concernés. Présentement, les petits producteurs, les producteurs de niche, les producteurs des régions éloignées, la relève sont défavorisés par les règles de mise en marché et de contingentement en place et ils n’ont pas droit au chapitre. En dépit de l’article 50 de la Loi sur la mise en marché des produits agricole -article arraché d’usure par l’UPA à la fin des années 60- il n’est pas normal qu’un plan conjoint aussi important que celui du lait soit géré par un syndicat monopolistique plutôt que par un Office de producteurs indépendant et ouvert à tous les acteurs et à toutes les nouvelles réalités.

c) Protection de nos marchés. On ne peut continuer à ouvrir des brèches dans nos marchés protégés en autorisant l’entrée de produits laitiers extérieurs (substances laitières, part de marché, etc.) : il faut choisir entre la gestion de l’offre et le libre échange. Présentement, on joue simultanément sur les deux tableaux et on oblige du même coup les producteurs à investir des deux côtés (s’endetter pour grossir et s’endetter pour acheter des quotas). Il faut plaider en faveur d’une exclusion des produits agricoles des traités de libre échange, ou du moins, leur obtenir le statut d’exception.

d) Attribution des quotas. Le mode d’attribution des quotas au plus offrant (avec un plafond de $24 000 pour un kg de gras présentement) doit être complètement revu, car il a entraîné une concentration grave des quotas de production entre les mains d’une poignée de plus en plus réduite de gros producteurs, et même d’intégrateurs, dans les régions centrales. L’attribution des quotas est un outil qui doit permettre, au contraire, d’atteindre les objectifs qu’on assigne à notre agriculture, donc, garantir une bonne relève, une agriculture territoriale, des productions diversifiées (de proximité, de niche, écologique, patrimoniale, familiale, multifonctionnelle, etc.). L’enchère des quotas a conduit exactement à l’inverse : la concentration, l’uniformisation et l’intégration qui caractérisent l’agriculture productiviste et le libre échange.
Il faut donc mieux répartir les quotas, plafonner la quantité de quotas permise pour un même producteur, et pour y parvenir, il faut diminuer et même éliminer le coût attaché aux quotas.

e) Production hors quota. Il faut sortir complètement la vente directe de produits laitiers à un consommateur (circuit court), tel que le stipule clairement l’article 63 de la Loi sur la mise en marché des produits agricoles et alimentaires. Ces ventes directes ne constituent en aucune manière « une atteinte sérieuse » à l’application du plan conjoint qui puisse justifier la suspension de l’article 63 tel que l’a fait la Régie des marchés sous la pression de l’UPA.
Dans le même sens, il est aberrant que le plan conjoint continue à appliquer les frais d’administration et de transport du plan conjoint aux petits transformateurs artisans (fromageries, laiteries, etc.) qui utilisent leur propre lait et assument eux-mêmes leurs frais de mise en marché.
De la même façon, il faudrait accorder un statut hors plan conjoint à toute la production biologique, de niche et de proximité, et permettre aux petits et jeunes producteurs sous quota d’ajouter une production de proximité a leur entreprise pour compléter leur revenu.

Roméo Bouchard

Sylvain Charlebois est professeur à l’Université Dalhousie (Halifax)
Luc Boivin est propriétaire de la Ferme et Fromagerie Boivin à Saguenay)

Photo réalisée par VLB lors de la publication du dernier livre de Roméo Bouchard

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