
La Vie agricole a échangé ces jours-ci avec Jean-Jacques Hervé qui a été au cours de sa vie diplomate en Ukraine et en Russie. Rencontré lors de la mission organisée en 2022 avec l’Institut Jean-Garon, il est une référence incontournable dans la lecture géopolitique actuelle. M. Hervé est aussi président honoraire de l’Académie d’agriculture de France. Par cette entrevue nous lui avons demandé de nous expliquer sa vision de la situation à l’heure où les États-Unis et la Russie se reparlent et changent la géopolitique mondiale pour les prochaines décennies.
La Vie agricole :Une rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine est imminente : comment jugez-vous le retour des discussions diplomatiques entre les États-Unis et la Russie ?
Jean-Jacques Hervé : «Plusieurs points de vue se télescopent. Les USA de Donald Trump entendent passer par-dessus l’Union européenne dont ils entendent minorer l’engagement au bénéfice de l’Ukraine. Ils souhaitent réduire l’ampleur des relations stratégiques entre la Russie et la Chine, et proposer un accord avec la Russie. De son cote VVP (Vladimir Vladimirovitch Poutine) ne peut être insensible à la reconnaissance américaine…même si le business de la Russie est surtout fait avec l’Europe…peut-être surtout à cause de cela !»
La Vie agricole :Trump propose à Poutine de rejoindre le G7 pour reformer le G8 : Cela peut-il séduire Poutine ou selon vous le dirigeant russe vise-t-il plutôt l’influence du G20 où siègent les grands pays qui influent le cours du monde aujourd’hui ?
Jean-Jacques Hervé : «Pour VVP toute reconnaissance de son rôle mondial est positive. En revenant au G8 puis au G20, mais le chemin n’en est pas encore ouvert … outre l’énorme pouvoir de son armement nucléaire, VVP peut aussi séduire beaucoup de pays du Sud par ses livraisons alimentaires, et voir reconnu, voire approuvé— son soutien à des régimes peu favorables aux européens, etc.»
La Vie agricole : Poutine demandera sûrement que l’Ukraine n’accède jamais à l’OTAN : alors, comment sécuriser les frontières de l’Ukraine si on ne peut pas envoyer de soldats de la paix ( la Russie dispose d’un veto à l’ONU) ou des soldats de l’OTAN vu l’implication des Américains dans l’OTAN?
Jean-Jacques Hervé : «Je me demande si les Américains, soumis à un énorme déficit de leur commerce extérieur et de leur budget, ne cherchent pas à réduire leur engagement au sein de l’OTAN. Ou de le conditionner à un engagement financier plus important des États membres. Ces dirigeants rêvent-ils de réduire le monde à trois blocs : Les USA, la Russie et la Chine en raison de l’immensité de leurs parcs d’armes nucléaires ? Par ailleurs, dans son livre « le vrai roman de Gorbatchev » Fédorovski confirme que les Américains avaient promis verbalement, et par des textes sans grande portée diplomatique qu’il énumère, que l’effondrement de l’URSS ne ferait pas bouger la limite de la zone OTAN et n’entraînerait pas d’installation d’armes sophistiquées dans les nouveaux États libérés de leur dépendance à Moscou…Ces engagements n’ont pas été respectés. Ils ont été suffisamment réitérés à un leader qui a conduit courageusement une évolution cruciale de l’URSS qui méritait que l’Ouest respectât ses engagements même s’ils n’avaient pas été l’objet d’accord diplomatique… »
La Vie agricole : Quand Zelensky propose des terres rares aux Américains en échange d’un soutien : fait-il selon vous une erreur stratégique d’autant que les terres rares dont il parle pourraient se retrouver en grande partie en territoire russe?
Jean-Jacques Hervé : «Sans doute une bonne partie des gisements de terres rares se trouvent-ils dans le Donbass, mais pas exclusivement ; Il y en aurait sur une longue diagonale Sud Est – Nord Ouest, partout avec des concentrations modestes… Donald Trump ne subit-il pas la pression de MusK qui est conscient de son énorme besoin en terres rares pour ses industries de la communication, et sachant qu’il ne trouvera pas un niveau suffisant de fourniture dans le continent nord-américain ? Pour eux la conquête de l’ouest doit se poursuivre au Canada, au Groenland, en Ukraine…»
La Vie agricole : Où se situe ce qu’on appelle le grenier agricole de l’Europe, sera-t-il dans le futur territoire russe et dans quel cas, quels impacts pour l’agriculture en Europe et au Canada?
Jean-Jacques Hervé : «Ce grenier agricole continental commence avec le début des terres noires en Roumanie et Bulgarie et se prolonge jusqu’aux premières hauteurs de l’Altaï (régions fertiles de Barnaul…) en Russie ; Plus à l’est, le changement climatique pourrait faire croître le potentiel de production agricole (voir mon papier avec Herve Le Stum dans Demeter 2021 pp41-58) notamment dans la région de Krasnoyarsk où la recherche agronomique russe travaille activement… Le grenier agricole « européen » comporte l’Union européenne et l’Ukraine. Si un partage de l’Ukraine s’imposait, le bloc agricole russe s’accroîtrait sensiblement des zones céréalières du Donbass. De sorte que la concurrence se développerait alors entre un bloc réellement européen et un bloc russe. Le bloc européen devra alors gérer la différence considérable dans les coûts de production des terres noires d’Ukraine et des sols de l’Europe occidentale (du simple au double). De son côté, le bloc russe tirera avantage de ses ressources minérales qui lui permettent de disposer d’un accès direct aux engrais azotés dont il est devenu aussi un des premiers fournisseurs—si ce n’est le premier–de l’Europe. La Russie développera de toute façon une activité commerciale de plus en plus forte à l’égard de la Chine et des pays traditionnellement importateurs au détriment des fournisseurs européens et nord-américains. »
La Vie agricole : Vous disiez en 2022 que la France a manqué des occasions connexions privées de certaines figures françaises, dont vous, pour discuter avec la Russie de Poutine : La France sous Macron a-t-elle raté sa diplomatie au point où le dialogue avec la Russie ne sera plus possible pour la France et l’Europe alors que vous nous disiez en avril 2024 qu’il faudra reparler aux Russes ? Et quelles pistes de solutions faut-il envisager ?
Jean-Jacques Hervé : «Oui l’Europe aurait dû parler aux Russes avec une ambition de long terme sur l’énergie et les ressources minérales dont elles dépendent l’une et l’autre, car l’Europe ne dispose pas des gisements de ces ressources et la Russie doit vendre à de bons payeurs ce que la nature lui a donné presque sans limite. Mais oui l’Europe, dans sa vision un peu angélique et en même temps très liée aux intérêts de sociétés commerciales s’est satisfaite des accords passés par ses grandes entreprises du secteur de l’énergie faisant sienne leurs stratégies de développement entrepreneurial. L’Europe aurait sans doute eu intérêt à négocier avec la Russie un programme de long terme répondant aux enjeux du changement climatique et programmant une réduction des dépenses énergétiques. Aujourd’hui n’y a-t-il pas beaucoup d’hypocrisie dans la position de l’Europe quand elle se procure auprès de sociétés officiellement non russes les hydrocarbures dont elle a besoin ?
Qui peut croire que l’Allemagne qui n’a pas le soutien d’un secteur nucléaire civil pourrait se passer du gaz russe qui était et reste le cœur de son approvisionnement énergétique industriel ?»
La Vie agricole : Avant la guerre en Ukraine, l’énergie en provenance de la Russie était importante pour l’Europe : La France et L’Europe peuvent-elles aujourd’hui solutionner leur problématique énergétique sans reprendre le contact avec la Russie?
Jean-Jacques Hervé : «Ma réponse est dans le paragraphe précédent. La Russie le sait. Elle trouvé la parade avec le rachat de plus de 500 navires par le patron de Rosneft…»*
La Vie agricole : Dans le livre «Les hommes de Poutine : comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’ouest», de Catherine Belton, elle parle d’un Vladimir Poutine qui tout en se rapprochant de l’Occident cherchait depuis le début à l’affaiblir, elle y démontre d’ailleurs que les banques européennes entre autres auraient fermé les yeux sur l’origine de l’argent provenant de Russie pendant plusieurs décennies : faites-vous la même lecture et estimez-vous que les autorités en Europe ont manqué à leur devoir de protection des intérêts européens ?
Jean-Jacques Hervé : «Je partage l’analyse de Catherine Belton, et de quelques économistes et observateurs européens comme Michel Onfray et Jacques Sapir»
La Vie agricole : Dans ce même livre, elle démontre comment Poutine et les oligarques ont pris le contrôle des médias, des entreprises privées en « siphonnant des milliards et en brouillant les frontières entre le crime organisé, le système judiciaire et le pouvoir politique», craignez-vous que les États-Unis de Trump puissent s’engager dans la même voie?
Jean-Jacques Hervé : «Je ne sais pas trop comment répondre à votre question. Je perçois Donald Trump comme un agent immobilier qui vit de la spéculation et du mensonge, pour gagner à la vente et à l’achat et amasser une fortune sans rien créer de neuf… »
La Vie agricole : Dans ce livre elle écrit en parlant d’un certain Chigirinski qu’elle présente comme dirigé par le KGB et qui aurait rencontré Donald Trump dès 1990 dans son casino Le Taj Mahal : « La relation que Chgirinski a commencé à construire avec Trump cette nuit-là allait former les racines d’un réseau composé d’agents des services de renseignement russe, de magnats et d’associés du crime organisé qui ont gravité autour de Trump presque depuis ce moment-là». Les jeux seraient-ils joués au point où la Russie a aujourd’hui une emprise sur la Maison-Blanche?
Jean-Jacques Hervé : «Peut-être ! Je me dis aussi que VVP tire beaucoup de satisfaction de la reconnaissance que lui témoigne Donald Trump. Quelle revanche pour un Poutine convaincu que l’Ouest a méprisé la Russie, et peut-être encouragé son effondrement, de recevoir cette marque d’estime de la part de la Grande Amérique qui avait déjà fasciné Khrouchtchev, rêvant de la détrôner en faisant des terres vierges de Russie centrale le premier producteur mondial de maïs»
*Notre de précision par La Vie agricole : Le défi persistant des flottes fantômes ( extrait de energynews.pro)
L’Union européenne a annoncé, le 16 décembre, un nouveau paquet de sanctions visant la Russie, incluant l’inscription sur liste noire de 52 navires supplémentaires et d’une unité de transport pétrolier appartenant au géant pétrolier d’État Rosneft (…) Les efforts des pays occidentaux, menés par le G7, pour imposer un plafond de prix sur le pétrole russe à 60 dollars le baril ont jusqu’ici montré des limites. La majorité du pétrole russe est désormais transportée par des navires de flotte fantôme, qui échappent au contrôle des pays du G7 et de leurs alliés.
Selon les données de S&P Global Commodities at Sea, plus de 80 % des exportations maritimes de brut russe en novembre ont été effectuées par des navires non enregistrés ou opérés dans les juridictions des pays du G7. Cette tendance a été amplifiée par la réduction progressive des rabais sur le brut russe.