Semblant vouloir surfer sur le mécontentement européen, l’UPA publiait récemment un communiqué basé sur des données prospectives d’Agriculture et Agroalimentaire Canada indiquant un effondrement du revenu agricole de 86,4% pour 2024 par rapport à 2023. Il s’agissait de données du revenu net total, une mesure sujette à de grandes variations en termes de prévisions que les économistes ne considèrent pas comme étant significative. De plus, on s’y garde bien de mentionner que la période de 2019 à 2022 a apporté des revenus record dans le secteur agricole.
Il aurait été plus judicieux de regarder les prévisions définies pour le revenu net d’exploitation moyen, représentatif de la réalité vécue par les producteurs et productrices lequel fait plutôt état d’une baisse anticipée de 11%, prévision inférieure à celles prévues en l’Ontario, en Saskatchewan et en l’Alberta. Et qui reste une prévision!
Le communiqué de l’UPA s’accompagne d’un graphique qui représente en dollars courants l’évolution du revenu agricole depuis 1926. Ce qui permet d’affirmer que 2024 verra donc des résultats inférieurs mêmes à ceux de 1932! N’importe quel économiste observera que cela n’a pas beaucoup de sens de raisonner en dollars courants sur une série de données monétaires s’étalant sur près d’un siècle.
Plusieurs commentateurs et organismes ont repris ces chiffres et se sont ainsi fait l’écho de cette catastrophe annoncée.
Certes 2023 aura été une année très difficile pour bon nombre d’agriculteurs, notamment les producteurs maraichers, de petits fruits ou de foin à cause de conditions climatiques particulièrement sévères de l’été dernier: pluies, inondations, sécheresse etc… La hausse sensible des taux d’intérêts à partir de 2023 a pu fragiliser la situation financière de nombreux producteurs et ceci probablement de façon plus significative au Québec qu’ailleurs parce que les entreprises agricoles y sont plus endettées. Mais nous ne faisons pas face à l’effondrement annoncé.
UNE PROTECTION AUX EFFETS PERVERS
Québec est la province qui offre à son agriculture le niveau de protection des revenus le plus élevé au Canada. En effet, 72% des recettes agricoles sont protégées soit par la gestion de l’offre (lait, œufs, volailles) ou par les programmes de soutien financier provinciaux et fédéraux et ce depuis les années 70 et 80. Les sommes consacrées au soutien de son l’agriculture sont les plus élevées des provinces canadiennes.
On est en droit de se demander aujourd’hui si cette garantie de revenus n’a pas été telle qu’elle a pu encourager des producteurs à emprunter, à se suréquiper, à faire accroître ainsi le prix des terres (qui ont augmenté ici davantage que dans le reste du Canada). Leurs établissements financiers étaient ouverts à leur accorder des prêts d’autant plus facilement que les risques de défauts de paiement étaient relativement limités en particulier en contexte de bas taux d’intérêt.
Le soutien québécois à la production agricole développé depuis une quarantaine d’années est exceptionnel. Il est cependant marqué par une « triple concentration ». En effet, l’essentiel de ces aides sont allées à une minorité de productions, (porc, maïs, soja) dans un petit nombre de régions, (Montérégie, Lanaudière, Centre du Québec) au profit d’une minorité de producteurs.
Pendant ce temps, de nombreux producteurs engagés dans le maraîchage, de nouvelles productions ou de nouvelles formes de pratiques agricoles telles les productions biologiques n’ont pas bénéficié de soutiens aussi généreux que les productions conventionnelles. Ils ont aussi plus de difficulté à avoir accès à des conditions de financement avantageuses.
La catastrophe qui guette notre agriculture n’est pas celle annoncée par le communiqué de l’UPA, même si des mesures à court terme s’avèrent nécessaires. Cette catastrophe, c’est celle d’un étouffement, d’une asphyxie complète de notre modèle si une réforme en profondeur de nos politiques et de nos systèmes de gouvernances agricoles n’est pas entreprise pour relever les défis d’une plus grande autonomie de notre alimentation, d’une plus grande diversification de nos productions, d’un développement plus équilibré de nos régions, d’une réponse plus adaptée aux changements climatiques et aux bouleversements internationaux.
Guy Debailleul
Co-président de l’Institut Jean-Garon
Professeur associé, Université Laval
Spécialiste des politiques agricoles