OPINION: La crise agricole est d’abord le fruit d’une dérive

Alors que l’Union des producteurs agricoles (UPA) invite les fermiers à manifester et à réclamer plus d’argent de l’État, je voudrais émettre de sévères critiques envers les propos de Martin Caron, président général de l’UPA. Je suis moi-même agriculteur biologique de grandes cultures, contraint de verser de lourdes cotisations à cette organisation qui, dans les faits, ne me représente pas.

Dans ses propos, M. Caron déplore la baisse de revenu net de nos agriculteurs, ce qui est entièrement vrai. Cependant, les données qu’il apporte à propos du soutien de l’État, préparées par un consultant payé par l’UPA, comparent le revenu brut des fermes et le soutien gouvernemental pour différents pays, arguant que le Québec est beaucoup moins subventionné que les autres. Or, pour une entreprise, le revenu brut n’a aucune importance par rapport au revenu net. Ce qui compte pour une entreprise, c’est le profit et non le chiffre d’affaires.

Cela étant dit, si on compare le soutien gouvernemental avec le revenu net, on obtient une conclusion totalement différente, à savoir que le soutien de l’État dépasse largement le revenu net des fermes au Québec, plaçant notre agriculture parmi les plus subventionnées de la planète. En d’autres termes, et cela est valable pour le Québec mais aussi pour l’ensemble du Canada, si on enlève le soutien de l’État, l’immense majorité des fermes québécoises et canadiennes sont en situation de déficit chronique depuis plus de deux décennies.

Ce n’est pas moi qui l’invente, c’est le constat du Vérificateur général, de la National Farmers Union et de Statistique Canada, entre autres. Nos fermes sont dans le rouge !

Ce n’est pas pour rien que M. Caron s’en tient aux données du revenu brut. Dans son analyse, cela fait ressortir un plus grand soutien gouvernemental pour les pays ayant des fermes de plus petite taille, ayant donc des volumes de vente plus petits. Le Canada, à l’instar du Brésil et de l’Argentine, a misé sur les grandes surfaces, et donc sur des volumes plus élevés par ferme. Le soutien de l’État apparaît donc minimisé.

Encore là, pour une analyse cohérente, il faut regarder le soutien par rapport au revenu net. Permettons-nous un exemple simple pour illustrer la situation. Imaginons une entreprise agricole ayant un chiffre d’affaires de 2 millions de dollars annuellement, mais dont les dépenses seraient de 2 050 000 $ et qui recevrait des subventions de 100 000 $. On obtiendrait les résultats suivants : le bénéfice net serait négatif, à –50 000 $, mais, grâce au soutien étatique, la ferme aurait un surplus de 50 000 $. Par rapport au revenu brut, le soutien serait de 5 % (100 000 $ par rapport à 2 000 000 $). Par contre, en comparant le soutien reçu et le revenu net, on obtient un soutien de 200 % (100 000 $ par rapport à 50 000 $). Et c’est exactement ce qui se passe. Pour 2023, Statistique Canada arrive aux données suivantes pour le Québec : revenu net des fermes : 486 millions. Soutien gouvernemental : 1,1 milliard, soit 226 % du revenu net.

Un système envié, mais un mauvais usage

Depuis un demi-siècle, le discours de l’UPA est le même : mettre encore plus d’argent dans le système, sans rien y changer et en continuant d’en donner le plein contrôle à l’UPA. À propos de l’assurance stabilisation, le commissaire Pronovost disait déjà en 2014 que c’était jeter l’argent par les fenêtres. Et pourtant, l’UPA possède tous les outils pour changer la donne et améliorer la situation des fermes. En effet, alors qu’elle contrôle déjà les plans conjoints en situation de monopole, l’UPA pourrait améliorer les prix payés pour les denrées agricoles des agriculteurs. L’UPA dispose également d’une influence démesurée sur les organismes publics, comme la Régie des marchés agricoles et la Financière agricole.

En principe, la fameuse gestion de l’offre devait servir à ça : sécuriser la situation financière des fermes. Au lieu de cela, c’est devenu une situation de privilèges, gérée en conflit d’intérêts, accentuant la concentration des fermes, l’augmentation de leur valeur, poussant à l’endettement. Mais sortons de la théorie et imaginons un scénario possible dans le cadre de la gestion de l’offre. Prenons l’exemple du lait. Pourquoi ne pas donner de nouveaux quotas de production à de petites entreprises en région, lorsque la demande pour les produits laitiers augmente, au lieu de distribuer ce quota au plus fort la poche à ceux qui en ont déjà ? Pourquoi ne pas donner un quota pour la mise en marché et la transformation à la ferme au lieu de s’en tenir au gros volume au prix de gros ? Pourquoi ne pas établir des prix du lait différenciés, en concordance avec des coûts de production variables, selon le type de production ou la localisation de la ferme ?

Pourquoi pas pour les grains ? Pourquoi pas des prix planchers garantissant une rentabilité à la ferme ? Un plan conjoint, en concordance avec la gestion de l’offre, permettrait, en toute légalité, de fixer les prix et même de bloquer les frontières pour éviter la concurrence face à des importations à bas prix, comme c’est déjà le cas pour une foule de produits, comme le poulet, les oeufs, le lait.

Et je ne m’étendrai pas ici sur le fait que l’UPA bloque systématiquement, avec l’aval de la Régie des marchés agricoles, l’application de la Loi sur la mise en marché des produits agricoles. Selon cette loi (article 63), « un plan conjoint ne s’applique pas aux ventes faites par un producteur directement à un consommateur ». Autrement dit, tout fermier, pour autant qu’il n’utilise pas d’intermédiaire, aurait le droit de vendre des oeufs, du lait ou du poulet, au prix qui lui convient, sans détenir de quota. Et c’est précisément l’UPA qui entrave l’application de cette loi, au grand désespoir des petites fermes qui aimeraient améliorer leurs revenus.

J’ai personnellement rencontré une délégation de fermiers allemands, envoyés par leur grande organisation agricole (Deutsche Bauernverband), venus au Québec pour comprendre notre système de gestion de l’offre. Actuellement, ils aimeraient bien avoir l’équivalent chez eux. Nous possédons encore ce système envié. Il est seulement déplorable d’en faire un si mauvais usage.

Libre-échange et mondialisation

En tant que producteur biologique de céréales, je vois les prix que j’obtiens pour mes récoltes baisser, d’environ 40 % depuis deux ans, en dépit du fait que mes dépenses ont subi l’inflation et que les prix à l’épicerie augmentent. Comment accepter que des spéculateurs à la Bourse de Chicago déterminent mes prix, en fonction de facteurs totalement étrangers à ma situation ? L’agriculture est un des rares secteurs où les acheteurs déterminent les prix.

On imagine mal cette situation pour une foule de métiers, comme les médecins, les notaires, les plombiers, etc. Cette situation découle en partie du fait que le Québec, comme d’autres nations, est embarqué à fond dans le libre-échange et la mondialisation. L’UPA a raison de déplorer l’iniquité des normes lorsqu’on importe des denrées. Mais ce discours est hypocrite alors que c’est précisément l’UPA qui nous a poussés vers la conquête des marchés étrangers.

La grande organisation mondiale des paysans, la Via Campesina, regroupant 200 millions de personnes dans le monde, réclame à raison l’exclusion de l’agriculture dans les accords de libre-échange. On peut se demander pourquoi les salaires des agriculteurs du Québec devraient se comparer à ceux qui gagnent le moins sur la planète. Pourquoi faut-il accepter de vendre des tomates du Québec au bas prix des tomates importées de nations n’appliquant pas les mêmes salaires ou les mêmes exigences environnementales ? Et si c’est pertinent de le faire en agriculture, pourquoi ne pas le faire avec les autres métiers ? Est-ce que nos policiers, enseignants, électriciens, journalistes, fonctionnaires, ingénieurs accepteraient d’être rémunérés au même niveau que le plus bas salaire mondial ?

De façon générale, les agriculteurs désirent gagner leurs revenus grâce à la vente de leurs produits et non en étant dépendants du soutien de l’État. Quand on constate l’écart incroyable entre les prix payés à la ferme et ceux que le consommateur doit verser à l’épicerie, il est assez clair que les marges bénéficiaires ne sont pas dans le camp des fermiers. Le niveau de soutien à l’agriculture québécoise par l’État est extrêmement élevé, quoi qu’en dise l’UPA. Il est simplement dommage que tout cet argent soit largement mal dépensé, sans vision, sans bénéfice pour l’ensemble de la société.

Alors, avant que la crise européenne traverse l’océan, il y aurait lieu de faire une sérieuse réflexion sur notre système agricole au lieu d’en laisser le plein contrôle à l’UPA, qui est largement responsable de ce qui nous arrive. Cette réflexion a pourtant été faite en grande partie, notamment avec le rapport Pronovost, malheureusement tabletté depuis sa parution grâce aux efforts de camouflage de l’UPA. Une des grandes conclusions de cet ambitieux rapport, dénonçant l’étouffement de notre agriculture, était justement d’abolir le monopole de l’UPA. En attendant, je dois me résigner, en tant qu’agriculteur, à endurer les discours de cette organisation qui me fait passer pour un quêteux de subventions.

Il y a un problème de revenu en agriculture, mais on ne va pas le régler simplement en demandant encore plus d’argent aux contribuables.

Maxime Laplante

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