Depuis des mois, nous constatons la précarité de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). En principe, la fin de l’ALÉNA pourrait créer des remous dans plusieurs secteurs, incluant celui de l’agroalimentaire, mais on ne devrait pas assister à la catastrophe escomptée par plusieurs. Il faut cependant planifier l’après-ALÉNA.
L’ALÉNA a toujours incité les entreprises à considérer le marché nord-américain autrement, sans frontières. Bien sûr, il y a eu quelques petits désagréments depuis l’instauration de l’ALÉNA en 1994. L’épisode du COOL (Country Of Origin Labelling) durant l’ère de Bush fils, puis l’obligation pour les transformateurs américains d’étiqueter la viande canadienne durant la présidence d’Obama, comme mesure protectionniste contre le porc et le bœuf canadiens. COOL a pris fin, mais il était précurseur à la mesure « Buy American », tant chérit par le Président Trump.
Plusieurs observateurs dans l’industrie agroalimentaire avoueront que travailler avec les Américains n’a jamais été très facile. Nos voisins du sud arrivent souvent avec toutes sortes d’excuses pour bloquer certains produits ou augmenter les coûts administratifs de nos entreprises. Il en a toujours été ainsi. L’approche de Trump pour le commerce avec le Canada ne diffère pas tellement des autres, outre son style insolite et ses émotions à fleur de peau. De plus, Trump reste toujours très prévisible et cohérent dans ses propos à l’égard des traités de libre-échange. Cohérent dans l’absurdité, mais cohérent tout de même. Assister au recul de la Maison-Blanche pour négocier un nouveau pacte nord-américain constituerait une réelle surprise. Pour l’administration américaine actuelle, il faut essentiellement s’engager à des ententes dont les bénéfices se calculent facilement. Autrement dit, le multilatéralisme est hors de question ; l’ALÉNA et le Partenariat transpacifique comportent un degré de complexité beaucoup trop grand pour l’Administration Trump.
La fin de l’ALÉNA nous offre plusieurs scénarios. D’abord, les deux pays peuvent convenir d’appliquer les conditions prévues par l’ancien Accord de libre-échange canado-américain qui ressemble drôlement à l’ALÉNA. Cependant, avec une présidence américaine aussi entêtée que narcissique, peu d’entreprises voudront investir du temps et de l’argent pour maintenir des relations qui pourraient se terminer par une décision rapide de la Maison-Blanche compromettant tout en un rien de temps. Un scénario qui en préoccupe plusieurs.
Pour le secteur agroalimentaire, les industries porcines et bovines s’inquiètent avec raison. Selon Statistiques Canada, les exportations de bœuf vers les États-Unis en 2017 dépassaient les 2,3 milliards de dollars, une hausse de 78 % comparativement à 2013. Pour le porc, nous exportons pour 3,8 milliards de dollars. Plus de 40 % de notre bœuf et 80 % de notre porc se vendent outre-mer. Près de 72 % de nos exportations de bœuf se dirigent vers les États-Unis. Dans le cas du porc, c’est à peine 32 %. À l’international, les États-Unis représentent de loin le client le plus important pour ces deux filières. Depuis la signature de l’ALÉNA, le Canada a vu des investissements majeurs s’effectuer par de grands conglomérats, Cargill par exemple. Avec un taux de change qui fluctue, l’ALÉNA a toujours permis aux entreprises de répartir leurs risques entre les frontières en investissant des deux côtés.
La consommation de porc par personne au Canada pourrait diminuer à 21,1 kg en 2018, puisque le prix au détail plus élevé décourage quelque peu. En revanche, la consommation de bœuf par personne risque d’augmenter cette année, le produit se vendant un peu moins cher ces temps-ci. La demande pour plusieurs coupes et produits populaires au comptoir des viandes est très élastique. Avec une fin abrupte de l’ALÉNA, la possibilité existe que les prix du porc et du bœuf diminuent un peu, mais pas pour longtemps. Les exportateurs chercheront d’autres marchés plus lucratifs, en commençant par nos nouveaux amis européens, par le biais de l’Accord transcontinental. Alors pour ceux qui souhaitent un bacon moins dispendieux, oubliez ça.
Ottawa a comme objectif de faire passer les exportations agroalimentaires canadiennes de 56 milliards à 75 milliards d’ici 2025. La fin de l’ALÉNA nous forcerait à développer un portfolio plus vaste en matière de commerce international. Notre dépendance avec nos voisins du sud nous empêche de voir à quel point cette relation nous distrait. La pire nouvelle engendrée par l’abrogation de l’ALÉNA sera la survie de la gestion de l’offre telle que nous la connaissons. Une autre occasion ratée pour sauver notre secteur laitier.