Sylvain Charlebois, Jean-Luc Lemieux et Simon Simogyi viennent de publier un document de réflexion sur l’avenir de l’industrie laitière qui risque une fois de plus de déranger, mais ils n’hésitent pas à y poser les vraies questions dans l’optique que la modernisation de la gestion de l’offre s’effectue enfin au pays. Les trois chercheurs restent toutefois défenseurs de la gestion de l’offre, mais veulent la voir évoluer pour assurer un avenir prometteur pour les producteurs.
Jusqu’alors, seul l’Institut Jean-Gaon laissait entendre la nécessité d’un vrai débat sur l’avenir du monde du lait, mais il n’a pas encore produit de document en ce sens et n’a pas encore annoncé son agenda. Un groupe de chercheurs mené par le très médiatique Sylvain Charlebois a écrit un document de réflexion extrêmement intéressant pour initier des premiers débats sur le lait.
Nombreux sont les acteurs du monde agricole sur le terrain ou dans les tours de décisions qui se disent ‘’en privé ‘’ conscients de l’importance de sortir du statu quo actuel de l’industrie laitière, mais les organisations qui devraient normalement être les premières à définir l’avenir du lait se mettent des œillères et en imposent par leur puissance à bien des décideurs qui du même coup s’autocensurent. Charlebois, Lemieux et Simogyi ont décidé de brasser la cage!
Le Canada pourrait perdre la moitié de ses fermes laitières d’ici 2030
«Si la gestion de l’offre n’est pas fondamentalement modifiée, le Canada pourrait voir la moitié de ses fermes laitières disparaitre d’ici 2030», écrivent Sylvain Charlebois, Jean-Luc Lemieux et Simon Simogyi coauteurs d’une feuille de route pour l’industrie laitière canadienne, intitulée gestion de l’offre 2.0
Pour ces chercheurs le programme fédéral actuel de compensation ne fait que surcapitaliser le marché et du coup ne fait qu’aggraver la situation pour les agriculteurs in fine.
La route sera longue
Charlebois, Lemieux et Somogyi proposent un plan sur 20 ans qui passe par la création d’un programme volontaire pour inciter les producteurs laitiers à quitter l’industrie pour n’y garder que les meilleurs, par l’adaptation en profondeur de la Commission canadienne du lait, par la suppression des barrières commerciales interprovinciales et par l’initiation d’un plan pour réduire les barrières tarifaires afin de développer une stratégie d’exportation en créant une marque canadienne soutenue par une innovation constante. Tout un programme qui risque d’en faire avaler à plusieurs leur verre de lait de travers !
Un système de lobbying puissant
Les trois chercheurs rappellent dans leur écrit à quel point la gestion de l’offre était importante dans les années 70 au regard de la stabilité économique du secteur laitier qui était cruciale pour les communautés rurales. Le rapport de L’Université de Dalhousie et de l’Université de Guelph dont dépendent les trois chercheurs rappelle que Les Producteurs Laitiers ( PLC) et les régies provinciales de commercialisation du lait imposent un prélèvement sur chaque hectolitre de lait acheté auprès des exploitations agricoles pour financer leurs opérations de commercialisation et de lobbying. Il s’agit de la plus importante source de revenus des PLC. «Selon un article publié en 2014 par Better Farmer, en 2013,les agriculteurs ont payé 1,50 $ par hectolitre pour l’expansion du marché, de sorte que des agriculteurs de l’Ontario versaient 36,5 millions de dollars aux PLC ( Mann, 2014).»
Les trois auteurs écrivent aussi : « Les producteurs laitiers ont le monopole des produits laitiers et sont ainsi tenus de verser une partie de leurs bénéfices monopolistiques à la protection du monopole. En 2012, le lobby laitier a été nommé l’un des trois lobbies les plus actifs au Canada, selon The Lobby Monitor».
Leur solution
La proposition vise à maintenir la production laitière et sa transformation dans toutes les régions du pays, de permettre à la production de devenir financièrement plus attrayante, de rendre la production nationale compétitive, d’enclencher une réforme axée sur la chaine des valeurs liée à la protection de l’environnement et au bien-être animal, tous deux chers aux consommateurs, notamment parmi les plus jeunes générations.
La proposition se veut aussi une vision pour accéder un jour à l’exportation.
Pour les chercheurs il faut absolument sortir du statu quo : «De toute évidence, la stratégie actuelle ne fonctionne pas et le moment est venu d’agir».
Le lait dans l’ADN des Canadiens!
La gestion de l’offre reste méconnue du grand public. Sur l’appui d’un sondage effectué auprès de plus de 1000 personnes, les chercheurs ont constaté que les Canadiens connaissent assez mal les mécanismes de l’agriculture et de l’agroalimentaire même s’ils souhaitent en grande majorité des produits canadiens. «De nombreux Canadiens croient que les industries du saumon, du blé, du sirop d’érable et du bœuf sont également réglementées par la gestion de l’offre», note le rapport.
Mais le lait est aimé des Canadiens qui le voient dans leur ADN et ils rappellent qu’ils souhaitent appuyer les fermes laitières canadiennes en achetant des produits laitiers canadiens.
Toutefois de 2000 à 2018 les ventes annuelles totales de lait liquide par capita au Canada sont en chute libre, la consommation globale de lait sous forme liquide aussi, seules les ventes de fromages sont en expansion.
Une sortie de la gestion de l’offre programmée
Les trois chercheurs reconnaissent que d’abolir la gestion de l’offre drastiquement pourrait entrainer pour les consommateurs une hausse des prix liés au coût de distribution pour couvrir le marché canadien. Mais disent-ils, il faut sortir du statu quo pour éviter des pertes dans le marché domestique, retrouver l’innovation, éviter une concentration provinciale des fermes laitières pour des raisons d’économies d’échelle qui nuisent in fine aux petites exploitations.
On note que le soutien à la ruralité canadienne est important pour les citoyens interrogés : 82, % des répondants considèrent comme une priorité «la protection des emplois dans les régions rurales du Canada». Une des idées du rapport soutient l’exemple australien qui a organisé sa sortie de la gestion de l’offre sur 10 ans. C’est une idée connue du gouvernement depuis 2003 rappellent les trois chercheurs.
Régionaliser la production
La solution pour le Canada peut être moins radicale puisque le rapport des deux universités parle d’étaler le processus sur 20 ans, mais rappelle aussi que si « nous voulons maintenir un système, il doit favoriser l’innovation partout au pays (…) le pays a besoin d’un secteur laitier national solide», suggérant ainsi que toutes les fermes laitières ne soient pas concentrées au Québec et en Ontario. « Plus de 74 % de toutes les fermes laitières se trouvent dans deux provinces où résident 58 % de la population de notre pays». Il y a là clairement pour les auteurs du rapport un débalancement si on veut maintenir une présence rurale nationale du secteur laitier.
«L’industrie, en appliquant différentes formules de tarification, devrait inciter les agriculteurs et les transformateurs à se régionaliser», écrivent-ils.
« En cherchant à promouvoir les produits laitiers artisanaux, l’élimination des barrières commerciales interprovinciales est essentielle. Le nombre de consommateurs qui achètent des produits artisanaux est beaucoup moindre et il est donc essentiel que les producteurs de ces produits puissent accéder aux consommateurs là où ils se trouvent».
Ouverture à l’exportation
L’étape ultime sera la capacité du Canada de faire reconnaitre la qualité de son lait et ses produits laitiers dans le monde : « Grâce à un effort coordonné entre l’industrie et les gouvernements, un nouveau quota fixe pour les marchés d’exportation pourrait être créé afin d’attirer de nouveaux investisseurs et entrepreneurs dans le domaine de la production et de la transformation laitière. Les marchés mondiaux ont un excédent de lait, mais avec une stratégie canadienne bien conçue, un marché mondial pour les produits laitiers canadiens peut exister».
Voir l’entrevue de Sylvain Charlebois mercredi midi sur www.lvatv.ca dans la QUOTIDIENNE